Je me suis affalée sur le sol dans le fracas métallique de mes vieux os. Je n'en pouvais plus. Continuer m'était devenu impossible. Mes larges jupes empilèrent leurs couches désordonnées à la recherche d'un improbable équilibre. Je sentais couiner ma carcasse au moindre mouvement. Les années s'étaient jetées sur moi comme une meute de chiens affamés. Elles avaient tout rongé dedans comme dehors. Ma peau désormais s'écaillait de toutes parts. Mes ouvertures édentées n'étaient plus que des puits d'ombre. Mes lignes graciles et élancées zigzaguaient dangereusement. Je risquais de m'écrouler à tout moment. Plus personne ne venait me voir. Ils avaient tous déserté mon foyer. Dans un sanglot je revis les fastes des jours passés. En ces jours heureux je brillais de toutes parts. Les cierges irradiaient la joie des visages qui se pressaient autour de moi. Je me souviens de l'odeur de l'encens, des chants repris à l'unisson par petits et grands. Seule et vieille voilà mon sort actuel, si seule, si usée, si près de la mort. Le campo est toujours là. La vie y grouille les jours de marché. Je les entends ces ingrats, ils parlent de moi, ils ont honte. Pourtant ils sont responsables en grande partie de ce qui m'arrive. Pourquoi ont-ils cessé de venir me voir, de s'occuper de moi ? Pourquoi les enfants me jettent-ils des pierres, pourquoi leurs parents me dépouillent-ils de mes derniers ornements. Ils parlent de mes béquilles, je sais que je leur fais peur. Combien d'entre eux sont venus partager avec moi leurs joies et leurs peines ! Tous, je les connais tous ceux qui les yeux baissés conspirent à ma perte. Ils voudraient tant me voir disparaître. Comme elle est courte leur mémoire. Nombre d'entre eux ont trouvé refuge chez moi lorsqu'ils avaient faim ou froid. Nombre d' entre eux ont été bercés dans mes bras. Nombre d'entre eux ont pour moi mis leurs plus beaux habits de fête. Maintenant ils ne voient plus que les lézardes qui défigurent ma belle façade. J'ai beau me redresser, essayer de raviver mes dernières forces, je sens que chaque parcelle de mon corps cherche à se détacher de l'ensemble. Un fil ténu assure la cohésion de ma structure, jusqu'à quand ?
Ces êtres minuscules savent-ils que j'ai défié le temps pendant plusieurs siècles ! Eux dont la vie est si courte ignorent tout de cette ferveur qui présida à ma naissance. Ils ne peuvent même pas imaginer ce que fut ma gloire. J'ai pourtant survécu à tant de tempêtes, tant de guerres, tant de malheurs. J'ai partagé avec eux tant de rêves, tant d'espérances, tant de bonheurs. Mais aujourd'hui délabrée de toutes parts, abandonnée, rejetée je ne tiens debout que par la force de mon courage. Je tiens encore car je serre en mon coeur mon dernier secret. C'est lui que je protège, c'est pour lui que contre toute logique je maintiens mon grand corps en vie. Chaque soir il se glisse par une des lattes défoncées et se glisse dans son trou. C'est ainsi qu'il appelle le petit nid douillet qu'il s'est approprié au fond de mon choeur. Enroulé dans une vieille soutane il dort. Je le regarde, je veille sur son sommeil. Plus d'une fois une pierre est malencontreusement tombée sur les pieds ou la tête de ceux qui le poursuivaient. Ils n'insistaient pas trop longtemps. Il est mon dernier rayon de soleil, mon dernier pupille. Il est si jeune ! Ses yeux savent tout voir, tout comprendre. Je le vois détailler l'agencement de mes colonnes, les courbures de mes chapiteaux. Son vieux maître n'est plus avec lui mais ses leçons sont encore dans sa tête, je le lis dans ses yeux. Il doit continuer son apprentissage et mon antre est le meilleur des professeurs. La trace des mains des artisans du passé est encore chaude malgré les années, il en déroule l'écheveau fil à fil. Alors je tiens, année après année. Je sais qu'il essaie de rallier à ma cause d'autres tailleurs de pierre mais il est trop jeune trop peu important. Personne ne l'écoute, de toute façon, c'est trop tard, je me sais condamnée. Alors je lui offre ici une sculpture exceptionnelle, là une fresque, là une volute en bois qu'il va échanger contre de la nourriture. C'est ainsi que peu à peu je le vois grandir et que je m'affaiblis. Je sais que lui aussi finira par m'oublier comme tous les autres. Mais il est le dernier, celui que j'aime avec l'opiniâtreté de mes forces ultimes. J'ai vu sa taille s'élever, ses muscles tendre ses vêtements. Il était temps je n'en puis presque plus.
Alors ils sont arrivés avec leurs machines de destruction. J'ai fermé les yeux sur lui, devant moi seul, il les a fermés aussi. Nous les avons rouvert ensemble. Debout, rester debout jusqu'au bout.
Mes murs hurlèrent lorsque la machine les cogna avec force. Mon grand portail s'effondra le premier, il n'était plus qu'un arceau vide. Ma jolie tourelle le suivit s'affaissant sur elle-même dans un fracas de cristal.
Alors dans un cri interminable s'exhala l'énorme souffrance enfouie là qui désarticula l'ossature de l'église de San Paternian. Tout s'effondra. Un silence terrible inonda la place de sa poussière oppressante. L'église n'était plus qu'une montagne de gravas. Recroquevillé sur lui-même blanc de poussière, un tout jeune homme était secoué de sanglots. La nuit qui tombait embrasa de carmin la lagune et se perdit dans ses larmes. Il veilla sa mère adoptive toute la nuit. Il se leva avec la transparence de l'aurore. La clarté avait envahi son coeur, il s'approcha des restes de l'église et découvrit une petite statuette restée intacte. Il la serra contre son coeur, les vieilles pierres lui faisaient une dernière offrande. Il s'éloigna transi mais une espérance immense gonflait dans ses veines.
Il n'oublia rien, il transmit sans relâche toute sa vie le savoir des anciens bâtisseurs et il fut l'un de ces anonymes qui contribuèrent de leurs mains à la construction des églises et des palais de Venise qui lui ont survécu.
En perdant son église le campo perdit aussi son nom.
Pourtant les Vénitiens n'ont pas oublié les valeurs de courage en cette place. Elle est désormais présidée par la statue de Daniele Manin le dernier défenseur de Venise contre les Autrichiens. Ses derniers mots sont toujours dans le coeur des Vénitiens : " Un peuple qui a fait ce que notre peuple a fait ne peut périr. Nous avons semé : les germes donneront une moisson de gloire !".
Marie-Sol MONTES - SOLER
lundi 5 avril 2010
...Petit commentaire de Marie-Sol...
Maïté MaVenise avait fait paraître cette photographie ancienne sur son blog, et j'ai ressenti deux choses fortes dans cette image la douleur de cette bâtisse délabrée et la sensation qu'elle retenait en son sein quelque chose, le secret lui convient donc parfaitement et laisse au début planer un petit doute sur la narratrice.
Document : photo de 1874 tirée de VENISE, photographies anciennes de Dorothea RITTER©1994 Inter-Livres
Seules les poutres de soutien empêchent le reste de la façade délabrée de San Paternian de s'effondrer complètement ; cette photographie fut prise à l'intention des autorités vénitiennes pour fournir une preuve du travail de restauration indispensable.
On édifia une caisse d'épargne à la place de l'église et on rebaptisa le campo du nom de Manin d'après le monument à Daniele Manin qui y fut érigé.
Merci à Maïté MaVenise à qui j'ai emprunté ces documents.
Très beau texte !
RépondreSupprimerDélicieuse nouvelle !
Merci à Marisol, si j'ai bien saisi...
Merci à Danielle...
Merci à toi Stef oui tu as bien saisi et j'ai beaucoup de chance d'avoir comme supporter Danielle.
RépondreSupprimerMarisol
Merci à Marisol, je vais lire ceci à tête reposée dans la journée ; hier j'étais tout l'après-midi dans le pays- basque, voir les cerisiers en fleurs d'Itxassou (village avec une multitude de cerisiers, on se croirait presque au Japon...). Cet après-midi, entre repiquage de semis de tomates et Chloé, je m'occupe de la 6e photo. Bonne journée, bises, a presto !
RépondreSupprimerVous êtes dures avec moi les filles.
RépondreSupprimerJ'ai tellement peu de temps en ce moment.
Allez comme d'habitude j'imprime,la lecture sera pour ce soir et je repasserai demain,mettre mon grain de sel
Bonne journée
Merci, Marisol, pour votre belle et émouvante histoire. Comme vous racontez bien et comme vous savez nous faire ressentir ce qu'éprouve chaque personnage, la vielle église ou le tailleur de pierre! Merci encore!
RépondreSupprimerAnne
Merci Anne vous aussi savez user des mots justes. vos commentaires me touchent beaucoup.
RépondreSupprimerMarisol
Quelle belle nouvelle qui nous tient en haleine jusqu'au dernier mot.
RépondreSupprimerC'est amusant cette association entre deux amies... continuez toutes les deux pour notre plus grande délectation.
Merci à toutes pour vos commentaires élogieux. C'est vrai que nous formons une belle équipe Danielle et moi bien que ma participation ne soit que ponctuelle, merci encore pour vos encouragements.
RépondreSupprimerMarisol
Dommage que ce joli texte n'ait pas été écrit quelques années plus tôt ,peut-être aurait-il ému certaines personnes et la banque serait restée au fond d'un tiroir ,et l'église restaurée.
RépondreSupprimerMais ce n'est qu'un rêve ,moi aussi parfois il m'arrive de rêver
Ma petite Françoise rêveuse...et oui quel dommage que l'on n'est pas conservé le campo tel qu'il fut jadis, car aujourd'hui ce n'est vraiment pas beau cette façade qui elle mériterait d'être abattue sans regret ni larmes !
RépondreSupprimerbisou
Danielle
Le Campo laisse sa place à la banque!!...triste fin...
RépondreSupprimerQuelle belle plume Marisol ! Encore ! :)
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