jeudi 22 avril 2010

LE COUPLE INCONNU (1er épisode)


L'eau lèche inlassablement la pierre. Sa langue râpeuse meurtrit les marches engourdies. Il est là, au bord du canal, les yeux dans la vague. Elle entre en cadence dans ses pensées. Elle barbouille de gris ses iris. Elle y dépose l'écume de son amertume. Il regarde sans la voir la mer se découper au fond de la fondamenta de Cannaregio. Sa respiration gonfle son chagrin. Son corps peu à peu se pétrifie. La douleur est trop forte, elle va l'emporter. Il ne sait s'il se penche, peu lui importe d'ailleurs. Plonger dans l'eau. Sentir l'épaisseur du liquide, se laisser pénétrer par le froid, ne plus remuer bras et jambes, ne pas se battre contre les remous. Il secoue la tête. Sortir de cette douleur, la laisser là et partir. La masse épuisante du ciel efface palais et canaux. Ses yeux se noient dans l'eau de la lagune. Des mouettes criardes rayent le fond de son regard. Plus rien n'existe hormis l'irrémédiable absence. Graziella n'est plus. Il rejette de tout son être cette insupportable vérité. Non, c'est impossible, il la sent trop fortement en lui. Oui, elle est encore là, au fond de lui. Minuscule et si vivante. Elle est là, je la vois.

Nous avançons dans la foule. Cette ville devient insupportable pendant le carnaval. Des milliers d'intrus viennent y rêver les yeux ouverts. Je la tiens dans la coque protectrice de mes bras. Nous avançons dans un seul souffle. Son corps svelte et rond palpite contre ma peau. La rage d'un lion anime mes pas. Nous tranchons la foule en crue. Les murs tanguent sous cette marée. Je n'ai peur de rien, je suis un marin, un capitaine et je vogue droit ma belle dans mes bras. Elle a mis pour moi sa jupe courte et sa doudonne anthracite. Ses longues jambes sont gainées de gris perle. Je porte un manteau en laine à la coupe cintrée de la même couleur. Nous avançons, nous sommes attendus. Une fête dans un palais. Je suis impatient de quitter cette foule, ces gens qui ne me ressemblent pas. Mes joies ne sont pas les leurs, j'ai besoin d'espace, de hauteur.

Je suis derrière eux, leur cohésion me fascine. Ils semblent faits d'une autre matière. Ils restent liés malgré les ballottements de la foule. Ils vont à leur rythme coupant l'épaisseur du monde de leur seule volonté. J'ai du mal à respirer dans cette cohue, mon compagnon m'a encore oubliée. Je trottine loin derrière lui. Je les perds. Je serre mon appareil photo d'une main, mon sac de l'autre. Cette avancée n'en finira donc jamais !

J'en ai plus que marre. J'entrevois une ruelle sur le côté, je la harponne et je m'arrache aux flots touristiques. J'ai mis ma joie en bandoulière depuis ce matin. Je suis arrivé à vélo de Mestre pour rejoindre mes potes. J'ai laissé ma bécane à la gare et hop ! J'ai sauté dans le premier vaporetto. Venise me voilà ! Je me sens léger, mes pieds piqueraient bien un petit sprint. J'ai une faim de loup. La journée est belle, le froid, je le sens même pas ! Elles sont rigolotes ces mémés emmitouflées. Je suis descendu à San Marcuola mais il y avait trop de monde. Me voilà loin des ruées dans le Cannaregio profond. Ce sera à peine plus long par ici. Quelques canettes de bière chantent dans mon sac à dos. Avec de la chance je retrouverai la bande de Giuseppe près du pont des Soupirs. Je slalome dans ces ruelles que je connais depuis l'enfance. Un large sourire s'est installé dans mon visage. Je suis heureux. Je me pose quelques instants sur le Ponte Chiodo. Je fais semblant de m'appuyer sur le parapet inexistant. Je garde la pose et me plonge des années en arrière. Un couple droit devant moi s'avance vers le pont. La fille est un canon en jupe courte. Ils se tiennent par la main, ils sont dans leur bulle. J'aimerai bien être à la place du mec. Il a un manteau gris à la coupe impeccable, les cheveux longs au carré sortis tout juste du coiffeur. Rien à voir avec mes jeans trop longs et mes cheveux que j'ai réconfortés d'une vague caresse. Ils s'approchent, je ne peux détacher les yeux de la fille. Elle m'envoie un sourire : Graziella ! Il me regarde interrogateur sans ralentir. Ils me font presque perdre l'équilibre. Merde ! Je n'ai rien où m'accrocher. Je fais un rétablissement acrobatique. Ils tournent devant le pont, elle se retourne retenant son rire, lui aussi se retourne le regard tranchant. Ils s'éloignent en longeant le canal San Felice. Mais quelle beauté ! Elle a bien changé la petite Graziella qui s'asseyait sur les mêmes bancs d'école que moi. Il est vrai que nous n'étions pas du même monde et que nous le sommes encore moins aujourd'hui. Mes parents ont dû quitter Venise pour Mestre. Je me secoue et je file vers la piazza San Marco.





- Lorenzo ! Mais qu'est ce que tu foutais, on t'attendait.
- Je lève les yeux au ciel. J'ai revu Graziella, c'est un bombe maintenant.
- Et pourquoi elle est pas là avec toi ?
- Elle était accompagnée de très près.
- Alors passons à autre chose.
Ils m'entourent tous bruyamment. Ils se sont déguisés en chats et miaulent à qui mieux mieux en se frottant contre moi. Je les repousse et nous éclatons de rire. Des familles joyeuses traversent le ponte de La Paglia bondé. Ils resplendissent dans leurs costumes faits maison. La fête donne des couleurs à tous se jouant du froid. Les enfants courent devant, les mères rient de leurs moindres mimiques, les pères se battent avec les mécanismes des jouets fraîchement achetés, un oeil attendri sur leurs bambins.

Nous voilà arrivés sur la piazza San Marco. Il y a déjà beaucoup de monde malgré l'heure matinale. Notre appareil photo en joue notre couple se défait chacun à l'affût. Des masques splendides s'épanouissent un peu partout. Ils sont entourés de leur ronde éphémère. La foule va et vient en ondes concentriques autour des cailloux colorés jetés là par le carnaval. La pièce est connue de tous. Les rôles principaux prennent la pose dans des tenues aussi extravagantes que codifiées. Les visages sont figés dans une éternelle jeunesse sans état d'âme. Les tissus les plus sompteux assemblent savamment leurs couleurs chatoyantes. Les accessoires reprennent le motif et apportent une touche théâtrale et personnelle. Les détails les plus délicats s'accumulent. Une voix humaine sort parfois de ces décors sompteux, presque anachronique. Le rituel est immuable. Le masque cherche un lieu propice : une colonne du Palais des Doges, un café prestigieux comme le Florian, la lagune et ses gondoles. Les places sont rares, les prétendants nombreux. Ils doivent souvent se contenter du ciel pour décor. Quand la scène est prête les acteurs entrent en jeu. Le premier rôle déploie ses poses, joue de ses accessoires, les soupirants se prosternent et enferment ses reflets dans leurs boites à photos. Des sourires, de petits signes de remerciement clôturent les scènes. Les soupirants si attentifs une seconde plus tôt tournent définitivement la page de leurs désirs vers un autre masque. Au milieu des tableaux se glissent souvent des figurants, ils veulent être immortalisés aux côtés des vedettes du carnaval. Ils sont de plus en plus envahissants, leurs sourires rebondissent sur l'impatience des photographes. Des seconds rôles se taillent un nouveau succès. Leurs costumes de marquis et de marquises sortent tout juste du magasin de location. Leurs attitudes sont modestes et empruntées, elles contrastent avec celles aristocratiques des vrais vénitiens ou de ceux que je prends pour tels. Ils ne se cachent pas toujours sous un masque. Ils sont attendrissants et viennent du bout du monde.
Mes genoux crient leur colère. Afin de fuir les milliers de visages qui cernent les masques je prends les photos accroupie. Il est temps de partir !....[à suivre]
Marie-Sol Montes Soler
le 10 avril 2010
©photo Marisol
ponte Chiodo©photos Danielle Mozziconacci

9 commentaires:

  1. Merci mille fois, Marisol, pour cette histoire dont j'ai hâte de lire la suite. Graziella semble bien mystérieuse. J'aime beaucoup les visions différentes des personnages, chacun avec son langage. J'imagine que la belle Graziella est le lien entre tous. Ne nous faites pas languir trop longtemps pour connaître les autres épisodes.
    Merci, Danielle, de publier ce texte de Marisol. C'est tellement passionnant que j'en oublierais presque de remercier aussi pour les photos.
    Je vous souhaite une très bonne soirée.
    Anne

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  2. J'adore les histoires à épisodes, celle-ci est particulièrement émouvante.
    Merci aussi, Danielle, pour la très belle première image de ce billet et la nouvelle photo de Venetia, qui était un petit bijou ...

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  3. Merci pour Marisol, Anne, j'adore qu'elle me raconte de belles histoires comme celle-là, où je suis "entrée" complétement et suivi les personnages à travers cette journée particulière...
    bonne journée
    Danielle

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  4. Norma, la suite au prochain épisode, le fim va continuer à défiler dans notre tête et des images vont apparaître !

    Oui elle était belle ma Venetia !
    a presto
    Danielle

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  5. Me voilà prise au piège d'avoir à attendre demain pour savoir la suite...
    Merci chère Marisol et merci chère Danielle.
    Très belle soirée et bon week-end à vous deux

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  6. Patience patience, c'est prêt pour le deuxième épisode...
    J'ai pensé à toi, pour la documentation du joli texte de Marisol car tu as toujours de merveilleuses images et je suis sûre que la suite va t'inspirer !
    Bravo pour tes 2 bougies
    bon week-end à toi aussi

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  7. Toujours les belles histoires de Marisol qui là a abandonné la nouvelle.
    Est-ce que mon idée à fonctionné où bien tu as dû tout recopie?
    Bonne journée

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  8. C'est toujours une nouvelle, juste un peu plus longue...
    Et non, j'écris et mets en page, illustre et colorie le texte pour chaque personnage ou couple de personnages. Mais j'aime car je m'imprègne des mots et des moments qui défilent devant mes yeux en imaginaire !
    Bonne journée ma Françoise

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  9. Merci Kenza d'avoir pris la peine de pousser la porte de mon histoire, j'espère que la suite comblera votre attente.
    Marisol

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