Nous voilà dans la Giudecca. J'ai l'impression de pénétrer dans une contrée oubliée du temps. Notre solitude nous émeut. La lumière translucide nous couvre de bonheur. Nos pas résonnent sur la fondamenta San Giacomo. Un petit vent tranchant nous accompagne. nous entrons dans l'antre d'un chantier de bateaux. Nous avançons escortés par les bateaux alignés contre les murs de pierre rouge. Un lion ailé traverse noblement le passage au-dessus de nos têtes. Il zèbre élégamment le ciel de ses graphismes de guirlandes. Au bout, nous attend la mer. La grande ossature métallique d'une grue embrasse la coque d'une gondole et lève ses grands bras vers un ciel d'un bleu aveuglant. Nous sommes seuls. C'est la pause déjeuner. Nous nous enfonçons dans cette Venise de briques à ras d'eau et de ciel. Nous revenons sur nos pas. Une Vénitienne tire son caddy devant nous.
Elle escalade vivement le ponte Longo au -dessus de nous, sa jupe rouge danse, elle semble prête à prendre son envol. La descente du pont la dissimule à nos yeux, elle a disparu. Je n'ai pas le temps d'explorer ce mystère.
- Nous n'arriverons jamais à l'heure avec tout ce qui nous reste à faire et en plus il va falloir passer à la maison pour mettre nos costumes.
- Je n'oublie pas mais tu sais bien qu'à ce type de fête tout le monde est en retard.
- Et si nous n'y allions pas tu sais bien qu'avec toi à mes côtés rien d'autre ne compte.
- Ah non ! Pour une fois que j'ai une robe que j'adore.
Voyant son air déçu elle ajoute avec un baiser.
- Nous en repartirons plus tôt c'est promis.
- Dis moi c'était qui le jeune sur le pont ?
- Personne d'important, nous étions ensemble à l'école.
Il l'attire à lui et l'embrasse goulûment. Elle s'éloigne et lui fait signe de la rattraper. Ils se mettent à courir en riant.
- Pour le bal, nous prendrons un taxi ce sera plus simple,
- Je t'adore !
Ils rejoignirent en fin d'après-midi l'exquis palais qu'ils avaient investi depuis peu. Ils l'adoraient et ils étaient très fiers d'habiter la demeure de célèbre peintre Tiziano. Ils rêvaient souvent ensemble de la vie de ce palais cinq cents ans plus tôt. Clara, leur employée de maison vint leur ouvrir. Dans leur chambre les costumes étalés n'attendaient plus qu'eux. Ils furent saisis par leur beauté. Ils les avaient choisis il y avait de cela plusieurs semaines et ne s'en rappelaient plus très précisément. Cette année ils fêtaient leur première année de mariage et ils avaient voulu y mettre un faste particulier. Ils avaient donc opté pour de véritables costumes du dix-huitième. Ils avaient eu des costumes plus spectaculaires mais ceux-là étaient d'une harmonie et d'une grâce touchantes. Ils étaient parfaitement assortis. La couleur bleue pastel y était traitée en un camaïeu d'un très grand raffinement. Les dentelles ne débordaient pas de toutes parts mais étaient d'une délicatesse infinie. Les tissus étaient de velours, de taffetas, de soie et de brocart avec des motifs brodés qu'ils n'avaient vus que sur des tableaux. Tant de perfection les impressionna et ils commencèrent à s'habiller dans un silence respectueux. Ce fut comme un rituel extrait d'une mémoire ancienne. Ni lui, ni elle ne connaissaient bon nombre des pièces de ces vêtements mais ils surent parfaitement les ajuster. Ils se surprirent même à les nommer. Elle l'aida à enfiler son justaucorps suivi des culottes courtes sous lesquelles se glissèrent les bas de soie. Ensuite vint la chemise avec son jabot en dentelle fine et le gilet aussi long que la veste avec un boutonnage serré et des poches basses. Elle accomplit tous ces gestes avec minutie et sensualité. Leurs regards en disaient long mais le temps leur manquait et une solennité inhabituelle s'était immiscée entre eux. Enfin la veste de brocart, elle s'ajustait exactement à son buste bien galbé et s'évasait en bas avec des manches serrées et ornées de galons. Il termina sa tenue par des chaussures plates et noires avec une boucle. Une perruque à ailes de pigeon couronna ses yeux noirs. Elle recula pour mieux le voir.
- Tu es sompteux, je te déshabillerai bien !
- Non c'est à mon tour de m'occuper de toi.
Il se mit à l'habiller avec un minutie dont il ne se serait pas cru capable. Il l'aida à superposer plusieurs jupons ornés de délicates dentelles de Murano. Il serra le corset autour de sa taille si fine et plaça le corps baleiné pour donner de l'ampleur à la robe flottante et à ses plis Watteau. Les corsages prirent place avec leur douce lumière de soie mettant en valeur la rondeur de sa jeune poitrine. Il ne put se retenir d'y déposer un baiser. Elle le ramena d'un sourire sur les plissées verticaux de ses manches. Il s'oublia dans un long baisemain. Elle enfila ensuite des bas de soie qui le perturbèrent longuement et des escarpins en soie à talons très hauts. Elle acheva sa transformation avec une haute perruque garnie de fleurs. Il ne l'avait jamais vue aussi belle. Elle semblait presque une autre.
- Splendide, tu es splendide ! Se dirent-ils en coeur et ils partirent assez émus dans leur bateau taxi.
Je ne comprends pas ce qui s'est passé se répète à nouveau Giovanni, seul et désespéré au bord du canal. Comment est ce possible que Graziella soit morte ! Je ne puis le croire. Il remarqua qu'il avait encore sur lui le magnifique costume bleu mais tout froissé et même déchiré aux manches. Il avait sans doute trop bu mais il ne pouvait douter de ce qu'il avait vu, il chassa les images du corsage de son amour tâché de sang. C'était trop. Il se concentra sur ce qui avait précédé. Il tenta de se rappeler les différentes étapes de cette soirée. Il revoie son merveilleux sourire, il ne l'avait jamais vue aussi radieuse et belle.
Elle lui envoya un regard plein de promesses. Ils débarquèrent au pied du palais par la porte d'eau. Des invités nombreux se pressaient à l'entrée. Côté rue des gens envieux les regardaient. Graziella souriait à tous. Sur son passage fleurissaient les sourires. L'escalier large et haut, couvert de tapis rouge et or était éclairé par des bougies. Cela lui donnait un grand mystère. Ils avaient l'impression d'avoir changé de siècle. Ils montaient. Giovanni regardait Graziella les yeux débordants lorsqu'il vit son sourire se figer. Il suivit son regard. Face à eux, sur le palier, un immense portrait de femme les dévisageait. Elle était vêtue de bleu exactement comme Graziella. Elle portait une haute perruque blanche. Même le merveilleux sourire qui illuminait son visage poudré était le même que celui de Graziella. Ils en eurent le souffle coupé. Comme les gens s'impatientaient derrière eux ils reprirent leur montée un peu abasourdis....[à suivre]
Marie-Sol Montes Soler
le 10 avril 2010
©photos Marisol et Pascal
Le mystère s'épaissit dans cette histoire si belle. J'aime particulièrement la poésie du premier personnage et ses rêveries ainsi que la description des costumes. Marisol, merci de nous enchanter ainsi. Quant aux photos, elles illustrent parfaitement le texte.
RépondreSupprimerMerci aussi à Danielle pour la diffusion de cette histoire.
Anne
Les photos illustrent on ne peut mieux ce joli texte .
RépondreSupprimerOn a presque le sentiment qu'il n' y a pas que de la fiction,que parfois c'est Marisol qui se confie.
Cela pourrait faire un très "roman photos " surtout Marisol ne prenez pas mal mes propos loin de moi l'idée de comparer ceci à Nous Deux !!!je en sais même pas si cela existe encore!!!
Moi, j'aime aussi énormément tes photos, en particulier celles de la Giudecca !
RépondreSupprimerBon dimanche Danielle !
Norma
Comme au temps des doges, tout est permis un soir de carnaval!
RépondreSupprimerMagique ! je passe un peu vite mais à très très bientôt Bisous
RépondreSupprimerAnne voici la diffusion du dernier épisode, vous allez découvrir le mystère, pur fruit de l'imagination de Marie- Sol !!!
RépondreSupprimermerci pour vos visites si fidèles
Danielle
Françoise, ce sont ses yeux qui ont vu et après elle nous raconte une histoire et moi je suis entrée dans son histoire et j'illustre ce que je vois à mon tour...
RépondreSupprimerbise
Norma, les photos sont souvent celles du couple Pascal-Marisol, après ce sont les images qui me sont apparues à la lecture du texte...
RépondreSupprimerBonne journée
Danielle
Effectivement Gwendoline, il se passe des moments particuliers lors d'une nuit de carnaval...peut-être arrive-t-on à passer de l'autre côté !
RépondreSupprimerContente de revoir ta petite frimousse, Chic, et merci d'être venu en coup de vent.
RépondreSupprimerà bientôt
Danielle
Merci à vous tous qui m'avez adressés des commentaires.
RépondreSupprimerAnne :
merci d'être une de mes lectrices les plus fidèles après Danielle qui m'ouvre toujours avec autant de générosité son blog. J'apprécie beaucoup vos commentaires fins et enthousiastes, ils sont d'un grand soutien pour moi.
Autourdupuits :
vous avez raison une partie de mon histoire vient directement des sensations nées lors de mon dernier voyage à Venise mais j'ai mis le tout au service de mes personnages imaginaires.
Norma :
comme vous j'adore les photos et celles qui accompagnent le texte tantôt ont épaulé ma mémoire tantôt ont éveillé mon imagination et m'ont amenée ailleurs.
Gwendoline :
vous avez raison et pour celui qui écrit tout devient possible sur le papier.
Chic :
dans quel rôle dois-je vous imaginer en Lorenzo, Giovanni ou Giuseppe ?
Marisol
Marisol : je te laisse choisir...un rôle ce n'est pas soi, juste un peu de soi :) mais bravo quel talent et quelle imagination :)
RépondreSupprimerDanielle : tu sais c'est drôle, en ce moment...chaque fois que je prends mon appareil, il se passe quelque chose :) Du coup, je me demande si je ne vais pas le garder toujours avec moi...non sans rire. Quand je ne l'ai pas...c'est calme :)) Bisou
RépondreSupprimerToutes mes félicitations ma chère Marie Sol pour vos talents d'écrivain, pour nous tenir en halène et pour les très belles photos!
RépondreSupprimerTrès belle soirée et bon week-end à vous deux