mardi 16 mars 2010

LA PIERRE ET LES OISEAUX [nouvelle de Marie-Sol MONTES SOLER]


La lagune vue par mes amis Daniela et Luca © e-venise.com
Photo Yann Arthus Bertrand

LA PIERRE ET LES OISEAUX
de Marie-Sol MONTES SOLER, le 14 mars 2010

La clarté limpide d'un matin des premiers jours du monde se mirait dans la lagune. La mer et le ciel fêtaient leurs épouisailles. Leurs couleurs translucides se mêlaient avant de tomber dans l'infinie rondeur de l'horizon. Le silence apaisait le cristal de ce monde aquatique. Une forme blanche raya la chair bleue grise du ciel. La Vieille Mère survolait la côte à la recherche de nouveaux lieux de pêche pour les siens. Une grande île à l'étrange forme de poisson attira sa curiosité. Son oeil averti reconnut des terrains gorgés d'eau et de vie frétillante. Elle vira pour se poser. Un rayon de soleil attira son regard sur un espace ovoïde, on aurait dit que le poisson de terre venait d'ouvrir sa paupière. Intriguée elle se dirigea vers cet endroit précis. Un secret de pierre avait été enfoui là. Elle en était sûre. Ses plumes s'étaient redressées dès qu'elle s'était posée. Ce signe ne l'avait jamais trompée auparavant. Elle appela les siens. Ils arrivèrent en masse se posant à leur tour dans un bruissement d'ailes. Le plus dur restait à faire, il fallait entièrement recouvrir la terre concernée n'en laissant aucune aspérité dégagée. Ils s'y mirent avec application, pattes contre pattes, ailes levées. Un busard qui traversait les roselières crut voir vibrer les pétales immaculés d'une fleur géante.Ils sentirent tous ensemble l'appel de la pierre. Il venait de très loin mais il était puissant. Ils restèrent ainsi de longues minutes puis la Vieille Mère donna le signal du départ. Ils s'éparpillèrent en une volée de pépites blanches et furent avalés par le bleu du ciel.

La terre resta seule. La chaleur accumulée par les oiseaux blancs était en elle et la longue mutation s'ébranla. Les plantes qui ondulaient à sa surface l'avaient intégrée dans leur sève et leurs usines à chlorophylle allaient bon train. Dans leurs racines l'onde calorifique avait fait fuir les mandibules des larves d'insectes. Quelque chose d'extraordinaire était en marche. La chaleur poursuivit son chemin et descendit plus bas, beaucoup plus bas. Loin, très loin dans les abysses de la terre se lovait la forme de pierre. Un éclat de chaleur perça sa coque et l'éveilla. Alors dans la pierre s'initia une véritable mutation. Sa chimie interne ouvrit des espaces infinis entre ses planètes cellulaires. En elle tout se mit en mouvement. Ses composantes furent brassées, des univers explosèrent d'autres apparurent la transformant irrémédiablement. Elle ne fut bientôt qu'une masse incandescente qui se mit à trembler. Une force irrésistible l'entraîna. Son ascension fut fulgurante et destructrice. Elle fut violemment expulsée des entrailles de la terre. Elle était là palpitante et brisée. Autour d'elle toute vie gémissait. La chaleur s'était emparée du monde, la vie dut fuir.

Le temps passa. Les jours succédèrent aux nuits, les saisons aux années. La vie revint par petites touches. Des graines sortirent de l'oubli et s'épanouirent. La pierre s'était engourdie. Le monde autour d'elle avait continué sa propre histoire. Des êtres debout allaient et venaient désormais, leurs barques restaient amarrées de plus en plus longtemps. Ils finirent par s'installer. La mer elle aussi avait pris ses aises et entrait et sortait à sa guise dans l'île Poisson. Les oiseaux blancs revinrent. Leur Vieille Mère frôla l'espace où se terrait la pierre et comme son ancêtre elle vit ses plumes se hérisser. Les récits du temps enfui revinrent à sa mémoire. Elle appela les siens. Mettant leurs pas dans ceux des oiseaux du passé ils recouvrirent le monticule. Leurs longues jambes d'aigrettes rayèrent l'espace de leurs lignes fines. Rien ne se passa. Les oiseaux partirent. Des pêcheurs émerveillés suivirent leur envol.
L'île continua son histoire avec les hommes. Ils la saisirent à plein bras et la domptèrent avec la foi des vainqueurs. Les oiseaux regardaient de loin les bateaux devenir de plus en plus gros. Des maisons poussaient de partout juchées sur de longues pattes comme les leurs. La pierre appela de nouveau. Les aigrettes survolèrent l'ensemble de la lagune appelant tout leur peuple. Par on ne sait quel prodige tous les humains dormaient lorsque l'immense vol se rapprocha de l'oeil de pierre. Tous sauf un, le plus chétif, Chérubin le petit pêcheur de crabes verts. Il regarda pétrifié l'immense vol d'aigrettes garzettes. Ce qui suivit il n'osa jamais le raconter à personne. Et ce n'est que sur son lit de mort qu'il révéla son secret au prêtre venu pour l'extrême onction. Ce prêtre garda lui-même le secret mais lui aussi à la fin de sa vie s'en libéra. Et c'est ainsi que de siècle en siècle ce secret m'est parvenu et que je vous le livre à mon tour. L'immense vol d'oiseaux immaculés survola l'île Poisson et se posa sur son oeil. Ils entonnèrent aussitôt un chant étrange et puissant tout en martelant le sol de leurs milliers de pattes. Chérubin sentit une première secousse, il était tellement terrorisé qu'il resta là incapable de bouger. Le bruit se fit plus fort et la pierre sortit de terre. Les oiseaux l'entourèrent en battant des ailes. Alors une chose encore plus extraordinaire eut lieu : la pierre se souleva. La bouche de Chérubin s'ouvrait au fur et à mesure que la pierre s'élevait toujours cernée par les oiseaux. On aurait dit un nuage d'ailes magnifique et terrible. Imperceptiblement le nuage d'oiseaux se transforma et prit forme animale. Quatre pattes apparurent, un corps galbé et puissant un longue queue, une tête ébouriffée d'une large crinière. Pour finir le vol des aigrettes façonna deux amples ailes. Lorsque la bête féerique rugit les oiseaux s'envolèrent pour ne plus revenir. Le lendemain des pêcheurs trouvèrent Chérubin endormi auprès d'une grande statue de lion ailé qui affleurait à moitié de terre. Venise venait de trouver son emblème et allait pouvoir déployer les ailes de ses bateaux à travers toute la Méditerranée.

6 commentaires:

  1. C'est magnifique! Marisol, je suis enthousiasmée à la lecture de cette légende que vous venez d'inventer. Merci infiniment! Vous avez le talent de nous faire rêver et cette histoire merveilleuse et poétique en est la preuve. Elle s'accorde parfaitement à l'esprit de Venise. Merci encore.
    Anne

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  2. J'adore, outre le texte de Marisol, les illustrations que tu as choisies, une pure merveille !
    Bonne journée à toi et... à Micio !

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  3. Merci Norma, après avoir lu la nouvelle de Marisol, j'avais plein d'images en tête, mais je n'avais pas les documents, si j'avais su peindre je crois que j'aurais pu les reproduire.
    Alors j'ai eu recours à ces excellents photograhes pour illustrer le texte et c'est grâce eux que j'ai pu transmettre mon émotion!
    Bonne journée à toi
    Danielle

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  4. Anne, je pense que Marisol sera très toûchée par votre enthousiasme !
    Merci pour elle, je suis très heureuse d'avoir pu partager ce moment avec vous.
    Bonne journée
    Danielle

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  5. Je l'ai imprimée et vais la lire,bien tranquillement ce soir au coin de la cheminée.
    Marisol sait-elle que je ne lis jamais de nouvelles à part les siennes!!!
    A plus tard

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  6. C'est super mignon ce que tu viens de dire ma Françoise, je pense qu'elle sera très heureuse.
    Encore une fois nous sommes sur la même longueur d'ondes ...

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