samedi 9 juillet 2011

SIRE SURIÀN (8e épisode et fin)

- Celui du sang.

-Mais de quel sang ?

- Le mien et le leur, je suis la descendante de la famille de Saint Jérôme. En sauvant ce lion il a créé un lien très fort avec ces fauves qui s'est transmis de génération en génération par la lignée de sa soeur. Une fois tous les vingt-huit ans, les filles de notre famille sont chargées d'ouvrir les portes de tous ces autres mondes qui nous entourent sans que nous le sachions. Ce moment charnière libère de la matière toutes les représentations de lions de Venise qui avec l'aide de leurs petits cousins les chats et d'un goéland investissent ce lieu hors normes. Notre petite Organdina présidera le prochain rassemblement.

Antonio reste silencieux, puis il demande.

- Et moi qu'est ce que je fais dans cette histoire ?

- Sans toi elle n'aurait pas eu lieu, l'amour reste le moteur de cette histoire comme celui du monde.

- La bague, c'est elle qui déclenche tout, n'est ce pas ?

- Oui mais elle était en marche, mon coeur a failli s'arrêter lorsque tu m'as dit quelle histoire tu avais choisie de raconter, justement aujourd'hui.

Il l'enlace puis s'écarte la regardant d'un nouvel oeil.

- Tu es leur reine, disent les mains d'Antonio.

- Tu es mon roi.

Ainsi vont Morgana et Antonio dans ces univers qui les désarçonnent apparemment plus que les grands et les petits félins radieux de retrouver un monde où ils jouent le premier rôle. Les chats avec l'aisance qui est la leur trônent partout sur les paline en lieu et place des mouettes aussi bien que sur les gondoles accostées en double rang sur le môle de la Piazzetta ou sur les tables et les chaises du café Florian. Ils sont même en ribambelles tels des hirondelles sur la balustrade de la galerie du Palais des Doges et sur celle de la Basilique San Marco. Mais les lions ailés vont se jucher encore plus haut, explorant les coupoles et les toits et se posant aussi bien sur les chevaux de la Basilique que sur les statues du Palais ou sur celles des Procuraties, défiant les lois de l'équilibre sans vergogne.

- Regarde, Antonio il y a trois lions ailés sur la colonne.

- Ils sont fous, il ne vont pas tenir tous là et aucun d'eux n'est le véritable locataire du lieu.

- Vois comme ils battent des ailes. Oh ! ils tombent, non ils volent. Ajoute émerveillée Morgana, je ne me lasse pas de les voir.

- Leur vol ne manque pas de majesté.

Ils déambulent ainsi dans cet univers à la fois clos et ouvert de toutes parts car après la porte de la chaleur et celle du silence voilà que les deux humains prennent conscience de l'ouverture de celles des odeurs. Pour les chats, un peu dédaigneux à leur égard, elle n'est jamais fermée, ils savent suivre les chemins qu'elles égrènent dans leur progression même si, et ils le reconnaissent rarement, les chiens en ce domaine les dépassent largement. Dans la tête de nos deux Vénitiens l'écheveau des odeurs se dénoue et se colore. Voilà que sorties du bassin montent l'odeur du sel, des algues, des différents poissons, du bois vermoulu des paline mais aussi du bois imbibé de peinture et de vernis, du métal et du velours des gondoles, et des plumes des oiseaux. Chacune monte en de longs rubans de texture et d'intensités différentes. Les deux jeunes gens, les mains enlacées, vont et viennent dans l'espace clos de la Piazza et de la Piazzetta traversant allègrement les halos des chats maintenant bien plus nombreux que ceux des touristes puisque le temps écoulé les a presque totalement dissipés. Mais ce sont les odeurs qui dressent des barrières bien plus compactes et certaines leur sont d'un franchissement pénible comme celles des urines des chats ou des fientes des oiseaux. De grands filets olfactifs tendent leurs fils tout autour d'eux et ils tentent de les repousser de leurs bras comme autant de toiles d'araignées. De la masse des chats, monte un parfum animal âcre pour leur odorat soudain évolué, ils le distinguent de celui minéral des lions de pierre ou plus acide de ceux de métal ou des arômes mêlés d'encaustique des lions de bois. Ils se rendent compte qu'avant même de voir l'animal, c'est son empreinte olfactive qui s'impose à eux. Ils distinguent maintenant Noil de ses congénères non seulement par sa taille svelte, ses zébrures rousses et ses yeux jaunes mais grâce à la senteur qui émane de son corps et qui lui est aussi personnelle qu'un timbre de voix. Ils s'approchent des colonnes du Palais des Doges et avant même de l'apercevoir derrière l'une d'elles ils savent qu'il est là perché sur une aile du lion de Manin dont l'odeur caractéristique de bronze ne leur a pas échappée. Morgana veut discuter avec lui de la quatrième porte dont l'entrée est la plus délicate.

- Dame Morgana, je vous salue lui dit-il du bout de ses moustaches.

- Sire Noil cette nuit est la vôtre, lui répond elle posant ses mains sur ses joues et utilisant ses doigts comme des poils de moustaches.

Noil l'observe attentivement et plisse les yeux d'un air mystérieux, le langage de Morgana est encore un peu sommaire et cela l'amuse quelque peu. Une boule de poils bondit à ses côtés faisant sursauter la jeune femme. Le beau Pacha informé par on ne sait quoi revendique ainsi la place qui lui est due dans une telle discussion. Il s'assoit sur la tête du lion, son pelage somptueux est étalé autour de lui, sa collerette blanche souligne son appartenance à la caste des lions.

- Cette porte est la plus volatile, elle apparaît et disparaît sans prévenir, explique Pacha sans perdre une once de solennité.

-Alors comment saurons nous que nous l'avons franchie ?

Pacha ne daignant pas répondre à Antonio qu'il considère comme un intrus c'est Noil qui reprend.

- Vous le saurez aussitôt car dès lors vos yeux entreront dans la matière pour en lire les structures.

- Nous sommes attendus par les lions du livre, il est temps, interrompt Pacha. Morgana n'oublie surtout pas de surveiller le ciel, lorsque les lions ailés prendront tous leur envol vers le Campanile toutes les portes se refermeront, tu sais que tu devras te trouver du côté de ton monde, sinon tu ne pourras plus revenir.

- Merci Pacha, j'y veillerai.

Il se lève avec lenteur bondit sur l'aile du lion Manin et d'un pas tout à la fois imposant et léger il rejoint le sol. Malgré sa taille et physionomie furibonde le fauve le suit docilement, Noil toujours perché sur son aile gauche comme sur la voile d'un navire.

Antonio incrédule les regarde s'éloigner.

- Mais tu as vu l'arrogance de ce sac de poils, disent ses mains ? Avant que Morganan ait eu le temps de lui répondre, une onde l'atteint en plein dos et le jette au sol. Pacha est retourné, son

oeil énigmatique brille intensément, ses moustaches frémissent, ses griffes s'enfoncent dans le sol. Antonio, rouge de colère, se redresse et soutient longuement son regard. Morgana retient son souffle, soudain les traits d'Antonio se détendent et il éclate d'un rire silencieux. Pacha repart, ses yeux se perdent dans l'immensité. Morgana prend le bras de son mari et l'entraîne.

- N'oublie plus que dans cet univers ci nous ne sommes que des invités !



Une vapeur forte envahit soudain l'espace, ils se sont rapprochés du Giardinetti Reali. Les amples feuillages des arbres exhalent leurs fortes senteurs de sève. Leurs fragrances entêtantes les entourent de leur opacité. L'odeur de la terre ajoute son ton plus grave chargé d'arômes mycologique et les fleurs des massifs couronnent le tout de leurs notes plus capiteuses. De l'herbe monte une saveur piquante et humide. La moindre plantule dégage son essence et nos deux humains en ont presque la nausée tant la palette est large et les effluves puissantes. Ils traversent le nuage délicat des muguets pour celui plus intense et varié des iris et entrent avec horreur dans celui proche de la puanteur de la rue médicinale. Ils cherchent à s'éloigner de cette affluence enivrante lorsqu'un ver affleurant de terre grossit démesurément sous leurs yeux effarés. Ils découvrent de tous petits insectes déambulant sur lui. Ces charmantes créatures, des collemboles grouillent par milliers dans la terre remuée de frais. Elles aussi grossissent démesurément et ils découvrent stupéfaits la structure de leur peau. Elle présente une trame très homogène répétant sur toute la surface des figures toutes identiques : des anneaux doubles joints, à plat par six autour d'un anneau central, par six petits triangles. Alors qu'ils reculent effrayés par cette forme gigantesque tendue devant leurs yeux comme un écran leur barrant le chemin, elle diminue à vue d'oeil, la forme générale de l'insecte réapparaît puis il diminue tant et tant qu'il disparaît. Rassurés ils se penchent, l'odeur elle est restée forte mais ils finissent par retrouver le collembole et ses trois millimètres, Morgana tend une tige vers lui, il se volatilise.

- Ce n'est pas possible, je voyais son petit corps globuleux puis plus rien.

- Regarde là, j'en vois un autre mais sa taille augmente. Déplore Antonio. Ouf ! Elle s'est arrêtée, deux centimètres c'est juste assez pour que nous l'observions sans difficulté.

- Oh ! il saute mais cela va trop vite, je ne le vois plus.

- Tu es une vraie magicienne ma douce, vois cet autre il saute au ralenti !

- C'est pas vrai, il atterrit plus d'un mètre plus loin c'est comme cela qu'il disparaissait ! Leurs atterrissages ne sont pas terribles celui-ci s'st à moitié assommé.

- Le mien a failli se casser une patte mais comment font-ils ces bonds extraordinaires ? Se demande Antonio.

- Attention ils grossissent encore ! J'ai tout compris, regarde Antonio ils ont comme un long appendice sous l'abdomen, il doit agir comme un ressort et les projeter en l'air en cas de danger.

- C'est extraordinaire ce que nous découvrons ainsi à oeil nu s'extasie Antonio ce pouvoir de loupe de ma vision est sensationnel.

- Tu n'as pas senti comme un fort courant d'air ? Demande inquiète Morgana.

Ils lèvent ensemble les yeux : un groupe de lions les survole et se dirige vers le Campanile.

- Vite, aux gondoles !

Ils se précipitent vers le bassin, Antonio plus rapide se retourne, va vers sa compagne, restée à l'arrière, lui donne la main et ils repartent de plus belle. Ils arrivent devant le môle, au-dessus d'eux les derniers lions rejoignent le vol. Morgana saute sur sa gondole qui tangue mais elle rétablit son équilibre, se redresse et saisit sa rame, elle est prête ! Le lion de la colonne est le dernier, il va fermer les portes dès qu'il aura joint le groupe qui tournoie autour de l'immense clocher. Antonio s'est d'abord assuré que sa femme était en sécurité puis dans sa précipitation il a levé les yeux vers le ciel et il est tombé dans l'eau, repoussant la gondole dans sa chute.

- Noil, Pacha ! hurle Morgana mais aucun son ne sort de sa bouche. Antonio se débat dans l'eau.

Elle renvoie dans l'espace ses mots gestes : " Sauvez Antonio ! "

Une troupe de chats fend l'air, Pacha en tête, ils atteignent l'embarcadère, ils portent chacun un lion de bois dans leur gueule et le jettent dans l'eau. Les lions grossissent et constituent un pont flottant sur lequel monte tant bien que mal Antonio. Il se redresse les bras tendus, sa haute stature balance fortement tandis que son plancher de lions tangue. Il retrouve les sensations que tout Vénitien développe avec les traghetti, reprend son équilibre et se dirige fermement vers sa gondole. Le lion de bronze se rapproche des autres. Antonio tangue, Morgana le soutient de toute l'énergie de son regard. Le lion de San Marco entre dans le cercle, Antonio saute, les lions disparaissent d'un seul coup, le cri de Morgana transperce la lagune.

Plus aucun lion ne bouge sur la Piazza San Marco. Sur la Basilique, dans le Palais, sur la colonne face à la mer tous ont retrouvé leur place d'origine. Les bruits ont bondi sur la ville qui s'éveille, l'eau clapote comme un piano qui aurait retrouvé ses cordes. Sur la Piazzetta plus aucun chat mais la silhouette délicate d'un promeneur solitaire et discret, c'est un peintre, son grand carnet de croquis est sous son bras. Il s'assoit sur le ponton et regarde le ciel, un nuage rosé d'une forme étrange flotte encore, il en esquisse les formes. On dirait Vénus sortie des eaux se dit-il en souriant, la journée sera belle et il reste là, les yeux dans le lointain, humant les odeurs marines.

Dans la cour de la Mer, étendue sur son lit, les cheveux en éventail, Morgana dort encore. Allongé à ses côtés, Antonio la regarde longuement, un rêve vient brutalement de le tirer du sommeil. Il était en l'air, en train de sauter lorsqu'il a senti la chute qui l'a réveillé. Il ne se rappelle plus exactement ce qu'il faisait, cela s'échappe de sa mémoire, il perçoit juste l'iamge d'un chat mais oui, celui qui a mangé avec nous, le beau Noil ! Il se sent étrangement fatigué mais si heureux, pourquoi ? Il regarde à nouveau sa femme et un sourire illumine ses pensées. Il effleure sa poitrine, sa peau frissonne, il embrasse ses lèvres, elle ouvre les yeux et l'enlace.

Une journée magnifique déploie son bonheur sur Venise, sur la table de nuit deux anneaux lions brillent.

Marie-Sol MONTES SOLER

Les illustrations sont de Isabelle Bonhomme, extraites du livre Marco, le lion vole (Grasset-Jeunesse). Un petit livre ramené de Venise, il y a de nombreuses années, bien avant la naissance de ma petite-fille Tosca.

Monsieur Micio joue le rôle de Pacha ...

3 commentaires:

  1. Non è possibile, già finito? ed io che volevo proporre la pubblicazione prima in Francia e poi, una volta da me tradotto, in Italia. Foto ottime, come sempre. Buonanotte.

    RépondreSupprimer
  2. Ho ricopiato con copia/incolla tutti gli episodi su foglio Word e li ho fatti leggere a mia moglie. E' rimasta molto contenta sia della storia che dello stile narrativo. Brava Marie-Sol.

    RépondreSupprimer
  3. Fantastique ! Supebe, je suis sous le charme de cette histoire, de ces illustrations.

    Mais mais mais... N'est-ce pas le beau Micio que je vois ? Que bellissimo !

    Bisous

    RépondreSupprimer