Une obscurité opaque éteint toutes les lumières. La nuit couvre d'un épais manteau de sommeil
tous les être vivants. Non pas tous, dans cette nuit sans lune les petits félins allument leurs yeux et se mettent en marche. Ils convergent des sept quartiers vers le lieu de rendez-vous.
©photo Cleia
Ils sont sur les toits, les rambardes, ils sautent de barque en barque, ils franchissent les grilles, se faufilent par les fenêtres. Leurs pattes de velours étouffent leurs pas. Ils ne sont pas les seuls dans la ville à avancer. Les lions de pierre ont reconnu l'appel, eux aussi se déplacent sans bruit, ils ont quitté leurs socles, leurs portes, leurs ponts, leurs colonnes ou leurs murs. Les repères ont été bouleversés, ceux qui bougeaient sont tous profondément figés dans leur lit, les immobiles deviennent mobiles. Noil est parmi les premiers sur place, à ses côtés Pacha, Gringalet et même Petit Gris attendent. La masse des félins augmente de minute en minute, seuls leurs yeux et leur lueur étrange sont perceptibles. Ils traversent la ville, tels des feux follets.
Derrière les Procuraties bordant les Giardinetti Reali, les gondoles alignées vibrent. Morgana et Antonio les rejoignent en même temps. Une lueur de luciole habite leurs corps, ils échangent un sourire entendu et montent chacun dans une gondole. Morgana, ses cheveux amples lâchés comme une crinière, est en avant, à son doigt brille un bague lion. Elle pousse avec élégance de ses deux bras la longue rame, derrière elle en enfilade glisse Antonio qui rame en cadence et encore derrière suivent toutes les autres gondoles, sans pilote. Sur leur passage leur étrange lueur éclaire alternativement des détails des dentelles des grilles de la marquise et des portes des Procuraties dont les roues forgées tournent tels des soleils noirs. Leur cortège solennel et aérien arrive bientôt face aux deux colonnes. Toujours guidée par Morgana, l'interminable ligne de gondoles dessine un rond parfait dans le bassin de Saint Marc, juste dans l'axe entre le crocodile de Saint Théodore et le lion du Saint protecteur de Venise, derrière le môle. Dans la Piazzetta obscure, des masses ondulent et tout devant des milliers d'yeux font un parterre de fleurs de nuit. Lorsque le cercle est achevé une lune sortie d'on ne sait où transperce son centre et ses éclats éclaboussent les dents métalliques des gondoles puis l'eau du bassin qui s'embrase d'étoiles et enfin toute la place. Une foule de chats apparaît au premier rang. Toujours aux avants postes Noil, le flamboyant dont le pelage s'orne d'arabesques rousses sur fond de blond vénitien, ses longs muscles tendus marquent son impatience. Il attend le signal. Des chats de toutes sortes l'accompagnent. Les tigrés beige, brun et fauve, les ancêtres soriani, sont les plus nombreux avec des variations de zébrures et d'intensité, les noirs et blancs à poil court sont plus fréquents que ceux à poil long comme Pacha, les gris comme Gringalet mêlent savamment le blanc en tâches variées, les noirs disparaissent dans l'ombre tandis que les blancs semblent irréels, leur pelage s'emparant du moindre éclat de lune. Ils présentent une telle variété que l'oeil se perd mais derrière eux un groupe encore plus fascinant se dresse : un ensemble hétéroclite de lions de pierre, de bois et de métal sort de l'oubli. Venus de toute la ville par centaines ils se sont extirpés de leurs socles, de leurs murs, de leurs grilles ou de leurs porte et partout sur la Piazza et dans tout Venise des espaces vides attestent de leur départ. Il y a là de grandes statues comme celles de l'Arsenal, de la Basilique ou du Palais mais aussi de toutes petites comme celles du campiello del Remer ou de la Pescheria. Certains sont entiers, d'autres n'ont que leur tête, d'autres sont plats comme des galettes, d'autres ronds et petits comme les heurtoirs. Un grand nombre ont des ailes. Toutes les positions sont présentes, couchés, assis, en marche, gueule ouverte ou fermée, ils sont encore figés dans l'attitude que leur a donné le tailleur de pierre, le forgeron ou le menuisier qui les a créés, eux aussi attendent. Morgana lâche sa rame, se tourne vers la Piazzetta et ses paroles résonnent claires et fortes :
Derrière les Procuraties bordant les Giardinetti Reali, les gondoles alignées vibrent. Morgana et Antonio les rejoignent en même temps. Une lueur de luciole habite leurs corps, ils échangent un sourire entendu et montent chacun dans une gondole. Morgana, ses cheveux amples lâchés comme une crinière, est en avant, à son doigt brille un bague lion. Elle pousse avec élégance de ses deux bras la longue rame, derrière elle en enfilade glisse Antonio qui rame en cadence et encore derrière suivent toutes les autres gondoles, sans pilote. Sur leur passage leur étrange lueur éclaire alternativement des détails des dentelles des grilles de la marquise et des portes des Procuraties dont les roues forgées tournent tels des soleils noirs. Leur cortège solennel et aérien arrive bientôt face aux deux colonnes. Toujours guidée par Morgana, l'interminable ligne de gondoles dessine un rond parfait dans le bassin de Saint Marc, juste dans l'axe entre le crocodile de Saint Théodore et le lion du Saint protecteur de Venise, derrière le môle. Dans la Piazzetta obscure, des masses ondulent et tout devant des milliers d'yeux font un parterre de fleurs de nuit. Lorsque le cercle est achevé une lune sortie d'on ne sait où transperce son centre et ses éclats éclaboussent les dents métalliques des gondoles puis l'eau du bassin qui s'embrase d'étoiles et enfin toute la place. Une foule de chats apparaît au premier rang. Toujours aux avants postes Noil, le flamboyant dont le pelage s'orne d'arabesques rousses sur fond de blond vénitien, ses longs muscles tendus marquent son impatience. Il attend le signal. Des chats de toutes sortes l'accompagnent. Les tigrés beige, brun et fauve, les ancêtres soriani, sont les plus nombreux avec des variations de zébrures et d'intensité, les noirs et blancs à poil court sont plus fréquents que ceux à poil long comme Pacha, les gris comme Gringalet mêlent savamment le blanc en tâches variées, les noirs disparaissent dans l'ombre tandis que les blancs semblent irréels, leur pelage s'emparant du moindre éclat de lune. Ils présentent une telle variété que l'oeil se perd mais derrière eux un groupe encore plus fascinant se dresse : un ensemble hétéroclite de lions de pierre, de bois et de métal sort de l'oubli. Venus de toute la ville par centaines ils se sont extirpés de leurs socles, de leurs murs, de leurs grilles ou de leurs porte et partout sur la Piazza et dans tout Venise des espaces vides attestent de leur départ. Il y a là de grandes statues comme celles de l'Arsenal, de la Basilique ou du Palais mais aussi de toutes petites comme celles du campiello del Remer ou de la Pescheria. Certains sont entiers, d'autres n'ont que leur tête, d'autres sont plats comme des galettes, d'autres ronds et petits comme les heurtoirs. Un grand nombre ont des ailes. Toutes les positions sont présentes, couchés, assis, en marche, gueule ouverte ou fermée, ils sont encore figés dans l'attitude que leur a donné le tailleur de pierre, le forgeron ou le menuisier qui les a créés, eux aussi attendent. Morgana lâche sa rame, se tourne vers la Piazzetta et ses paroles résonnent claires et fortes :
"Que s'ouvrent toutes les portes !"
Un long frémissement ondule dans la foule et alors tout bascule. Les lions libérés prennent la pose qui leur convient mais surtout L'Ailleurs entre dans Venise. Les sons se sont pétrifiés, leur absence totale change ce monde. Ce n'est plus la Piazza San Marco avec son bassin, ses colonnes, son Palais des Doges, sa Basilique, son Campanile, tous immuables depuis des siècles. Non, un autre univers s'ouvre ou plutôt quatre autres mondes viennent se superposer au premier. Le long cheminement des gondoles resurgit derrière celles toujours en cercle mais il est plus étrange que précédemment car les barques sont à peine esquissées mais maintenant leurs gondoliers transparents semblent flotter au-dessus de l'eau. Sur la place des groupes d'humains s'allument un peu partout. Ce sont en fait les halos thermiques des touristes présents là dans la soirée. Les traces de leurs déambulations sont encore là, comme autant de doubles. Ils ont laissé plusieurs exemplaires d'eux-mêmes, au fur et à mesure de leurs déplacements, les plus anciens s'estompant. Chacune de leurs silhouettes garde leur empreinte aussi précise que les mues des insectes ou des reptiles. Ils partagent l'espace non seulement avec les chats et les lions de pierre mais aussi avec tous ceux qui dans les heures qui ont précédé sont passés au même endroit. C'est ainsi que Noil, Pacha et Gringalet, en grande conversation de gestes avec le lion de Pirée, sont traversés par les silhouettes de la petit famille rencontrée dans le Jardin Perdu. La petite fille dont la poussette est la proue du groupe se dresse sur la tête du lion, la grand-mère est visible sur ses flancs, le grand-père sur ses pattes et le père et la mère arborent les chats sur leur poitrine. Ils avaient été les derniers à parcourir cet endroit précis ! Mais plus loin, dans les parties les plus passantes, ce sont plusieurs dizaines de halos qui se superposent à la foule très étrange de cette nuit des Portes, donnant l'impression d'esquisses hachurées de toutes parts. Au dessus de cette assemblée surnaturelle, le ciel d'un blanc uniforme est constellé d'étoiles multicolores, tous leurs atomes révèlent leurs couleurs : l'hydrogène le rouge, le sodium le jaune et le mercure le violacé. L'ensemble est rayé par les tracés complexes dessinés par tous les oiseaux, le plus visible demeure celui du Goéland porteur de nouvelles que l'on voit en milliers d'exemplaires esquissés tout au long de son vol.
reflets ©Catherine Hédouin
- Cette nuit est celle des lions, disent les mains de Morgana.
- Mais quel lien ont-ils avec toi ?
(à suivre)
Marie-Sol MONTES-SOLER
Tu retournes au salon Playtime la semaine prochaine ?
RépondreSupprimerFinalmente una nuova puntata del mio romanzo preferito, accompagnato da foto una più bella dell'altra. Buonanotte.
RépondreSupprimerFantastiques photos de reflets ! Oh les minous .. je reste baba devant ces beautés, ils sont beaux !
RépondreSupprimer"Les lions dialoguent avec les chats"... comme c'est joliment dit.. et comme ce doit être vrai... De félin à félin...
Sublime...
Bisous
Nathanaëlle
Mais quel lien ???
RépondreSupprimerLes photos sont magnifiques pour illustrer cette nouvelle...