mercredi 13 janvier 2010

LE SONGE DE L'ENFANT

Tony dort. Une douce lumière court sur son visage. La lumière insiste, mais Tony ne se réveillera pas. Tony ne le veut pas. Ses boucles brunes prennent tous les reflets d'une magnifique aurore. Le rayon de soleil effleure sa joue rebondie, puis la dentelle de son oreille. Ses paupières closes scintillent, a-t-il pleuré ? Le doigt effilé du soleil borde la petite silhouette, puis s"éloigne. Il éclaire le petit lit, la chambre presque vide, les lézardes et les fleurs de moisissure, puis s'attarde sur les barreaux et s'en va. Un clapotis souriant monte le long des murs. La chambre est redevenue sombre.Tony n'en a cure, son soleil à lui est bien plus resplendissant. Il brasse avec ampleur des corbeilles de carmin velouté, de cobalt translucide et fait glisser entre ses doigts une infinité de verts. Son coeur bat très fort dans sa petite poitrine. Il explore avec bonheur la matière du monde. Des pas s'infiltrent dans son rêve. Il suit l'ocre de leur ombre. Un odeur forte lui ouvre les yeux : maman. Un jeune femme aux cheveux pâles se penche vers lui. Le voilà dans la chaleur de sa mère. Elle lui mumure en vénitien un chapelet de mots câlins. Elle a entrouvert son corsage. Sur son sein lourd brille une perle de lait. Tony rit aux anges et tète goulûment. Le soleil de retour dans la chambre dessine à grands traits cette scène en madone de Bellini. Des reflets roux illuminent le doux sourire de la maman. L'eau chante dans la bouilloire. Les cris des bateliers montent du canal. La cloche de Saint Marc déchire le jour.
La mère va et vient dans la petite cuisine, ses lourdes jupes frémissent autour d'elle. Sagement assis au sol Tony se remémore la beauté des couleurs explorées dans son sommeil. Il est tiré de sa rêverie par une brève toilette qui lui arrache de véhémentes protestations. La mère enroule son enfant dans un linge et sort. Elle retrouve avec plaisir ses voisines autour du puits et pose Tony près d'une autre enfant. Pendant que sa mère soulève la trappe de fer et se penche pour remplir son seau, Tony se perd dans les volutes de pierre du puits. Tout près, deux forgerons tapent en cadence sur le fer chaud. Ce rythme régulier, les éclats rougeoyants emportent l'enfant vers un nouveau songe. Cette fois-ci il ne touche pas la matière, il la traverse pour mieux en saisir la trame. Il est abasourdi par la structure du monde. La moindre parcelle se décompose en cristaux d'une infinie beauté. Des compositions complexes l'entourent. Il va de l'une à l'autre, son corps s'effile, s'assouplit, ou se réduit en fonction des matières traversées. Il ne s'en lasse pas. Sa mère lève les yeux, elle aperçoit ébahie la tête de son enfant qui sort du mur au-dessus de sa tête. Elle crie : "Tony !". L'enfant se réveille, la mère le serre dans ses bras, la tête a disparu du mur.
En secret, bravant toutes les craintes de sa mère, Tony a poursuivi sa traversée de la matière pendant des mois. Son exultation était si grande qu'il s'aventurait de plus en plus loin chaque jour. Le malheur arriva le jour anniversaire de ses deux ans. Il allait d'un puits à une église à un pont et soudain il est resté bloqué sur un mur. Comme sa mère était loin de là elle ne s'en aperçut que trop tard. Son enfant était évanoui. Elle le confia à une amie et elle partit en courant. Elle traversa Venise à la recherche de la tête de son enfant. Elle franchit le pont delle Eremite, fit le tour du campo Trovaso et remonta la calle della Toletta. Son petit ne pouvait être allé si loin ! Elle rejoignit la fondamenta Priuli, puis le campo Caritaune. Quand elle longea le Palais Venier dei Leoni elle commeçait à désespérer. Elle n'arrivait plus à poser un pied devant l'autre. Elle s'appuya sous un sotoportego et leva les yeux. Là, dans la fondamenta Venier sur la façade face à un balcon, la tête de son enfant la regardait douloureusement. Elle hurla " Mais pourquoi ce petit n'en fait-il qu'à sa tête Tony retourne d'où tu viens immédiatement !". Elle attendit le coeur battant, les mains sur les hanches. Un semblant de sourire traversa la tête qui disparut. La mère s'effondra en pleurs. Dès qu'elle reprit un peu haleine elle repartit vers son fils. Il était faible mais bien vivant.
Bien des années plus tard cet enfant est devenu un grand sculpteur et en souvenir de ce moment où l'amour de sa mère le rendit à la vie, il a sculpté cette tête.

Passant, toi que la beauté de Venise a déjà envoûté n'oublie pas de lever les yeux !

de Marie-Sol MONTES SOLER petite nouvelle inspirée par la photo de Laetitia ; elle m'a fait le bonheur de répondre à ma question et de me raconter cette jolie histoire aujourd'hui . Avignon le 13/01/2010

3 commentaires:

  1. J'aime beaucoup cette nouvelle de Marisol et je vous remercie de la publier. Les descriptions nous plongent dans la douce réalité de Venise et dans les rêves de l'enfant. Merci à Marisol et à vous Danielle, pour cette publication pleine de talent!
    Anne

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  2. c'est vrai qu'on oublie souvent de lever les yeux!!belle nouvelle...fraîche et pleine d'amour!

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