dimanche 24 janvier 2010

LA PORTE VERTE


Posted by Picasa

Il y a des photos qui inspirent...voici une petite nouvelle de Marie-Sol MONTES SOLER, que j'ai le bonheur de partager avec vous.

LA PORTE VERTE

Me revoilà devant la porte verte. Quel que soit le but de mes promenades, je me retrouve toujours devant cette porte. J'en connais à présent les moindres détails. Les lattes larges, la peinture écaillée, la grille au dessus, puis plus haut la plaque avec le nom de la placette :

CAMPIELLO
DEL CURNIS

J'aime surtout la dentelle rousse de la vigne vierge qui nimbe tout cela de fragilité et de mystère. Pourtant le plus grand des mystères reste pour moi cette insistance du hasard à me ramener invariablement ici. Est-ce vraiment le hasard ? J'ai beau choisir avec soin mes itinéraires à la découverte de cette ville d'eau et de pierre, je me retrouve toujours là. Le labyrinthe vénitien ressemble à celui de ma tête, le parcourir c'est ma façon de me reconstruire. Je ne sais encore si cette porte surgit de mon passé ou si elle cherche à entrer dans mon présent. Elle ne s'impose pas à moi en force mais par touches délicates. La première fois, ce fut cette vigne vierge qui capta mon regard. Elle se déplaçait avec tant de sensualité vers la porte que j'en avais été saisi. Le feu d'artifice de l'automne pétillait par touches cramoisies sur chacune de ses feuilles. Une autre fois, je remarquai les tôles vertes qui cachaient les muscles torsadés du pied, je les sentais frémir contre la tôle devenue trop étroite avec les années. C'est bien plus tard que je découvris la petite fenêtre au-dessus de la porte, elle était étroite et longue comme une estafilade. La densité du feuillage la cachait totalement. La chute des feuilles révéla la trame dense des brindilles mais ce fut un rayon de soleil qui illuminant les vitres me révéla l'existence de la fenêtre. Elle m'apparut comme un visage mi encadré, mi dissimulé par la chevelure des branches.

Cette porte m'obsède je n'en puis plus de ses grilles, elle refuse de s'ouvrir quoique je fasse. J'ai décidé de ne plus m'en approcher. La journée étale un bleu glacé et transparent sur les deux mains enlacées de la ville. Des roses subtils tranchent leurs nuances dans la chair vive des palais et des demeures plus humbles. J'entends le clapotis de l'eau, les barques qui glissent contre les murs, les rames qui frappent l'eau. Je m'éloigne des cris ds enfants qui jouent sur le campo San Polo et se mêlent à celui des forains vantant leurs marchandises. Mes pas contre les dalles dialoguent avec ceux des autres passants. Mes pensées vagabondent loin de mes pieds. Je n'ose plus rêver. Les vagues de la lagune m'emportent irrémédiablement vers le large. Des pieux enfoncés dans la douceur de l'eau hérissent leur rage contre moi et me déchirent. Ils cherchent tous à m'enfermer. Je cours. Les ponts retiennent mon souffle. L'eau douce m'ouvre sa chanson. Je m'apaise. Me revoici malgré moi devant cette fameuse porte. J'observe l'usure de l'enduit qui laisse les briques béantes. La peinture dessine des écailles de plus en plus vastes. J'effleure la dure poignée métallique, elle est bloquée. Pourquoi tant de haine !

J'ai cherché à connaître l'origine du nom de la petite place. Les Curnis firent partie des grandes familles de Venise. J'aime les imaginer dans leur palais s'affairant au rez-de-chaussée autour de lourdes pièces de drap, dirigeant avec autorité une cohorte de commis, recevant leurs fidèles capitaines en partance pour des voyages périlleux, mais lucratifs. A l'étage, je devine l'épouse, son corps souple lové dans les soies les plus fines et les velours les plus intenses. Sa lourde chevelure rousse se pare de perles aussi pâles que son teint, ses filles jouent avec des petits chiens. De grands tableaux ornent les murs, ils illustrent la magnificence de Venise, au sol des tapis chatoyants venus d'Orient. Cette porte qui tant m'intrigue m'évoque la Veniselaborieuse. J'imagine l'atelier d'un menuisier ou d'un tailleur de pierre s'ouvrant sur une cour intérieure. Le sol en dalles carrées sert d'écrin à un puits taillé en diamant. Quelques pots de fleurs éclaboussent les murs de leurs pépites de couleurs. Un air de bonheur s'évapore en souriant.

Comment ai-je pu croire que j'échapperais à la fatalité du tireur de fils ? Me voilà à nouveau dans ses filets. Inlassablement il brasse la mer et me ramène avec l'écume de mes larmes sur cet ancien champ. Je me cogne en vain contre la dure pierre. Je heurte de plein fouet le bois de la porte. Mes muscles sont endoloris. Je tombe au fond du puits. Je me réveille brutalement.Je ne sais pas où je suis. Je me lève, la pièce est obscure, j'avance à tâtons vers la lumière.

Je n'ai pas rêvé, je viens d'apercevoir un visage à la fenêtre. Des yeux extraordinairement brillants, des cheveux bruns très denses et très longs, un corps entièrement recouvert de la chevelure en broussailles de la vigne. Elle ne semble pas me voir.

Je vois un homme dehors, il fixe la maison avec obstination, il n'a pas pu me voir, personne ne me voit plus depuis si longtemps.

Comme elle est belle !

Comme il est beau !

Ils restèrent là, pétrifiés. Un lien courait du coeur de l'un au coeur de l'autre. La porte se mit à chanter. Ses fibres entrèrent en résonnance, leurs vibrations s'amplifièrent tant et tant que la porte vola en éclats, les grilles se firent lianes. L'onde de choc se répercuta sur la ville, rapprochant d'autres coeurs.
Bien plus tard, un homme et une femme quittèrent le Campiello del Curnis, tendrement enlacés, chacun portait l'empreinte encore brûlante du corps de l'autre.
(Avignon le 23 janvier 2010)

5 commentaires:

  1. Merci, Danielle, pour cette photo qui a inspiré une si délicate nouvelle à Marie-Sol. J'ai eu beaucoup de plaisir à la lire, à apprécier les nouvelles images qu'elle suggérait, j'avais l'impression de pouvoir toucher les étoffes, d'être sur place. Marie-Sol nous a offert tout un univers de mystère et de poésie; qu'elle en soit vivement remerciée!
    Je vous souhaite à toutes les deux une excellente semaine et j'espère lire encore d'autres beaux textes comme celui-ci, accompagnés de photos vénitiennes.
    Anne

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  2. J'aime beaucoup le premier paragraphe,la dentelle rousse de la vigne vierge....
    Ce texte est un tableau à lui seul
    Merci à vous deux

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  3. Merci Anne, pour Marie-Sol...je pense qu'elle va prendre connaissance de votre message en venant sur mon blog comme elle le fait souvent !
    Comme vous, de nouvelles images me sont apparues, comme quoi, l'inspiration de l'un ou de l'autre se communique facilement dans cette belle atmosphère vénitienne,ici à travers une photo, sans mise en scène.
    Danielle

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  4. Merci Françoise, je transmets...
    Je suis très touchée que les photos de mon blog inspirent de si jolis textes, que ce soit celui de la Porte Verte ou celui du Songe de l'enfant...j'admire cette imagination,presque spontanée, sensible à un sujet figé qui a attiré mon oeil !
    Je suis d'accord avec toi, mais je vois plusieurs tableaux ...
    bises
    Danielle

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  5. Très joli texte pour une magnifique photo!! Bravo aux des artistes!!
    Très belle soirée Danielle

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