dimanche 28 février 2010

LE MASQUE ROUGE



J'ai trouvé un escalier. Un très bel escalier. Il semble ne mener nulle part.


Je me suis perdue. Je suis restée trop longtemps à contempler le duo de l'eau et des bateaux sur les Zattere. La tête me tourne. J'ai sorti une barre chocolatée de ma poche et me revoilà en marche. J'aime déambuler sans but précis dans cette ville souple et belle. De temps en temps j'échange mille mots en un regard avec des inconnus aux yeux tendres. Je me retourne énivrée, ils m'ont déjà oubliée ! Dans leurs yeux je vois ceux de mon amour, il est partout, sur tous les visages tous les murs. J'avance toujours. L'eau me suit pas à pas. Elle cherche parfois à me saisir mais je refuse de l'écouter. Mon plaisir est extrême. Je laisse ma main se poser sur le parapet velouté d'un pont, sur le galbe d'une joue de pierre. Je me laisse griser par les reflets d'un miroir croisé dans la vitrine d'un café. Je joue avec les plis de mon tabarro, ils glissent entre mes doigts comme l'onde qui m'écoute. J'éclabousse cette ville que j'aime de l'amour que je lui porte et qui illumine ma vie. J'approche d'un ponton. Je suis le débarquement d'un couple de touristes. Leurs corps malhabiles tanguent dangeureusement. Une fois sur terre ils retrouvent la rondeur de leurs gestes et les doigts enlacés ils repartent d'un pied allègre. Leur bonheur m'a pétrifiée hors du temps. La solitude m'a saisie à la gorge. Un long doigt s'insinue hors de l'eau. Il brille de ses longs fils de glace et avance. Je le vois mais je ne peux rien faire. Mon chagrin aussi soudain qu'incompréhensible m'a livrée à lui. Derrière le doigt une main. Derrière la main une pensée. Elle ondule vers moi les yeux exorbités. Elle va me saisir. Je vais mourir. Un rire d'enfant qui passe fuse. Il brise en cascade les doigts de glace.


J'ai trouvé un escalier. Un très bel escalier. Il semble ne mener nulle part. Je suis restée figée devant lui. Des frissons tournent sur mon corps à la recherche d'une sortie. Il s'ouvre sur une grille bleue très savante. J'aime les arabesques de son décor. Elles se nouent et se lient en éventail comme mon amour.


Je marche sur la glace. Elle crisse et geint. L'hiver s'étale sur les pavés de Venise la fringante méditerranéenne. Je me pelotonne dans l'ampleur de mon tabarro. J'avance avec prudence. Une chute dans l'eau me serait fatale. Des flocons de neige descendent en longs rubans des hauteurs des palais. Les ogives des grandes fenêtres en restent bouches bées. Une lumière cotonneuse les emballe un à un dans son ouate. Le silence engourdit la ville. Mes pas gravent la neige de mon destin. Je dois impérativement m'éloigner de l'eau. Mon coeur s'apaise dans la calle Lunga San Barnaba mais au bout, un pont. Impossible de rester longtemps éloignée de l'eau dans cette ville sur pilotis. Ma course piétine la neige, je glisse et me raccroche au parapet. L'eau crache une écume neigeuse à ma vue. Je détourne les yeux et je repars. Je ne rencontre qu'une vieille femme le long de la calle Avogaria, je suis un instant sa lutte dérisoire pour s'opposer à la neige avec pour arme un parapluie. Un nouveau pont me rejoint, je le franchis avec prudence évitant soigneusement les éclats miroitants des yeux aquatiques. Le campo San Sebastiano m'accueille, enfin une terre ferme et immobile. J'offre mon visage à la blancheur d'un névé, mon coeur assourdit ses cris. Je perçois des rires : des enfants ont entamé une bataille de boules de neige sur le campo. Leur joie se répercute comme une onde bienfaisante tout alentour. Je me glisse doucement dans ce moment de bonheur.


J'ai trouvé un escalier. Un très bel escalier. Il semble ne mener nulle part. Des frissons tournent sur mon corps à la recherche d'une sortie. Il s'ouvre sur une grille bleue très savante. J'aime les arabesques de son décor. Elles se nouent et se lient en éventail puis s'achèvent en cinq ronds parfaits enlacés au bas de la grille. Le porche façonné dans une pierre dorée n'a pas bougé. Les murs qui le portent sont fissurés. Des pavés carrés montent en rangs serrés jusqu'au ras de la porte. Une fine couleur bleutée les lie à la grille. Le vantail droit s'ouvre sur treize marches sombres. Tout en haut une lumière blanche tranche les murets qui le bordent.



Le froid glacial endolorit mes doigts. Je reprends ma marche. Derrière moi la joie des enfants s'affaire autour d'un futur bonhomme de neige. Un large sourire reste accroché à mon visage. Mes pieds auréolés de neige se durcissent. Cet hiver n'en finira donc jamais de s'acharner sur nous ! Je me presse, un autre pont m'attend en embuscade derrière l'église Angelo Rafaelo. Je n'ai plus peur, je le franchis ma détermination court droit devant moi. D'un pont à l'autre je me retrouve enfin dans l'étendue rassurante del campo Dei Frari. La neige immacule de sa blancheur la place. Tant de beauté chasse mes peurs absurdes. Je dessine sur cette portée les traces musicales de ma nouvelle vie. Oubliés l'eau et ses dangers. Je ne veux plus voir que les campi rassurants. Je me repose un instant contre la margelle du puits du campo San Polo. Une voix trop connue m'appelle. Je sursaute, je recule et je reprends ma course. Elles ne me laisseront donc jamais en paix, mon choix est pourtant fait, je ne reviendrai jamais plus parmi elles ! Il ne me reste plus que le pont du rio San Aponal. J'évite de porter mes regards vers l'eau pourtant l'éclat d'un oeil vert réussit à se fixer dans mes pupilles, je secoue violemment la tête. Il tombe sur la neige et disparaît. Une chaleur partie de mon coeur m'emplit. Où est-il en cet instant ? J'ai hâte de retrouver la douceur de son étreinte. Pour lui je veux tout braver. Je serre la chaleur de son amour autour de mon corps et je reprends ma course. Plus de petit rio en vue mais des margelles de puits sur le moindre campo, la moindre cour. J'ai beau les éviter, j'entends leurs voix qui s'en échappent et me cherchent.


J'ai trouvé un escalier. Un très bel escalier. Il semble ne mener nulle part. Le vantail droit s'ouvre sur treize marches sombres. Tout en haut une lumière blanche tranche les murets qui le bordent. Le vantail gauche est fermé. La partie non ajourée a rongée par larges tâches le bleu.Un masque rouge est négligemment accroché aux arabesques et se détache mi sur la rouille mi sur le bleu. Il est affreux. Je ne veux pas le voir. Je ne le vois pas.


J'aperçois le campanile de San Giovani Elemosinario. Me voilà en vue du pont du Rialto. Plusieurs passants y luttent contre le vent et la neige. Je me concentre sur eux pour éviter d'être happée par l'eau. Je suis rassurée, elles n'oseront pas se montrer avec tous ces gens autour de moi. La traversée me semble interminable. Les gens sont tous emmitouflés et pressés. Je ne peux capter aucun regard. Je repense à lui pour me réconforter. S'inquiète-t-il de moi ? J'ai tant besoin de sa force et de sa tendresse. Pourquoi ne m'appelle-t-il pas, pourquoi ne répond -t-il pas à mes messages ? Mes yeux sont attirés par l'eau. J'aperçois l'ombre de l'une d'elles. Elle glisse silencieusement cherchant à entrer dans mes pensées. Pourquoi je n'arrive pas à le joindre ?


J'ai trouvé un escalier. Un très bel escalier. Il semble ne mener nulle part. Le vantail droit s'ouvre sur treize marches sombres. Tout en haut une lumière blanche tranche les murets qui le bordent. Un masque rouge est négligemment accroché aux arabesques et se détache mi sur la rouille mi sur le bleu. Il me regarde de ses yeux vides. Il me parle de lui. Non !


Les rii me cernent. Les ponts se cachent au moindre tournant, le moindre sotoportego débouche à l'improviste sur l'eau. Les puits se font pressants. Tous hurlent à mes oreilles sans aucune retenue. Je ferme mon coeur à tous leurs mensonges. Moi aussi je hurle : je l'aime, je l'aime ! La neige étouffe les mots dans ma bouche. J'avance à l'aveuglette. La neige tombe de plus en plus drue et épaisse, je ne vois plus rien. Les cloches de San Maria Miracoli se mettent à sonner. Je me dirige vers leur chant salvateur. Une terreur sauvage enfle en moi. Il ne m'appelle pas, il ne m'appelle plus.


J'ai trouvé un escalier. Un escalier fermé par une belle grille bleue. Quelqu'un a ouvert la grille. quelqu'un y a accroché un masque rouge. Il l'a laissé là. Il a monté les treizes marches, il a disparu dans la lumière blanche. Mon amour ne peut plus le voir. Je ne vois plus que son masque. Pourquoi, pourquoi ?


Je n'entends plus qu'imperceptiblement le son des cloches. D'autres sons ont immergé totalement l'espace de mes pensées. Deux uniques couleurs barbouillent mon écran intérieur : le blanc de la neige et le rouge du masque. Ma marche n'est plus qu'un murmure. J'arrache chacun de mes pas à mes entrailles. La douleur brise mes derniers remparts. Elles avaient raison. Il m'a trahie. Je le reconnais enfin. Je l'ai toujours su mais mon amour aura raison de tous. Alors j'avance quoiqu'il m'en coûte. J'avance, il y va de ma survie, de la survie de notre amour. Ce sont mes derniers pas que je grave sur le sol de Venise, ils vont sceller dans la pierre notre amour interrompu. Je ne suis plus qu'à quelques pas de l'église mais ce sont les plus difficiles. Mes jambes s'atrophient peu à peu. Je serre les dents et j'ouvre mon coeur. Mon amour s'en écoule et épanche toute sa vigueur sur ces moignons. Je dois à la force des sentiments partagés un écrin à la hauteur de mon sacrifice. Je dois y arriver, plus que quelques mètres. Je suis à terre, je rampe mais j'avance encore, une douleur fulgurante traverse ce qui était mes jambes. Me voilà sous le barco, les colonnes sont là. Je me hisse puisant dans mes ultimes forces. J'y suis, enfin. Je me fonds dans la pierre. La vie qui s'en va ne me fait même plus souffrir. Je revois son premier sourire. Je l'avais reçu droit au coeur sous le miroir du canal où il se penchait. Il ne m'a plus jamais quitté, je sais qu'il sera le dernier à partir. Je revois mon amour, comme il est beau, mon coeur que la pierre envahit peu à peu ne bat que pour lui. J'égrène une à une les heures de notre bonheur. Je sais que toutes les traces que j'ai minutieusement inscrites dans la pierre de Venise témoigneront longtemps après notre départ. Inlassablement j'ai éparpillé dans Venise l'amour sans fin vécu avec l'homme au masque rouge. Même lorsque je serai redevenue sirène et que mon corps se sera figé dans cette colonne de l'église del Miracoli notre amour continuera à vivre dans Venise. Je ne regrette rien, je sens s'enfuir mon dernier souffle, je t'aime...


Marie-Sol MONTES SOLER
Avignon 27/02/2010

(Nouvelle inspirée par le tableau de Ange Mozziconacci)

15 commentaires:

  1. Ah oui, ce tableau d'Ange, je l'ai déjà vu ! Merci, Danielle, pour ce joli texte de Marie-Sol. J'adore ces divagations de l'âme qui ne racontent pas grand chose, qui suggèrent juste une situation mais qui développent si merveilleusement les sensations, ce que j'appelle la littérature pure, celle qui parle le plus à mon esprit... J'aurais pu écrire quelques-unes de ces lignes (en moins bien, cependant !), ces tumultes intérieurs me semblent si familiers... A bientôt, bonne semaine à toi, et plein de calimiaousssss à Micio de la part de Zeb.
    PS : ca y est, je suis revenue, j'ai pensé à Micio, d'abord, puisqu'il m'a sortie de ma "léthargie" comme dit Zeb, puis ce sera pour toi le prochain billet, merci à vous deux d'avoir distrait ZEb pendant mon absence !!!

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  2. J'ai reconnu,moi aussi le tableau du maître.
    Je l'aime beaucoup et je comprends que Marisol ait été inspirée.
    Je me répète mais je n'ai pas le talent de certains et ne sais sortir des lignes et des lignes sur ce que je ressens,bref Marisol a un talent fou.
    Elle devrait publier

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  3. Une très belle plume...
    Catherine(rose & gris)

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  4. Un joli texte et comme le dit si bien Colibri, de la vraie littérature, qui traduit bien ses sentiments...
    Qui est Marie-Sol ?
    Bon après midi!

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  5. Merci, Marisol, pour ce beau texte avec des rappels, des refrains qui contribuent à augmenter la tension. Cette Venise hivernale et poétique séduit et inquiète en même temps et l'histoire de cet amour passionné et déchirant nous émeut. Merci encore à Marisol et aussi à vous, Danielle, qui avez publié cette nouvelle.
    Anne

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  6. Je pensais que c'était une nouvelle...un beau texte avec ce refrain qu'on oublie pas.
    Merci Marie-Sol...et Danielle.

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  7. Très beau texte et jolie porte qui invite au voyage, à se perdre dans le rêve... Merci à vous deux!
    Très belle et agréable soirée

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  8. Colibri, tu peux écrire...tes tumultes intérieurs et familiers, tes délires, ta littérature pure !
    Nous sommes ici en toute liberté, c'est un blog de partage.
    Tu sais que je suis heureuse de te retrouver mon petit Colibri
    Danielle

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  9. Merci pour Marisol et Angelo...
    Mais Françoise, pas d'accord avec toi, tu as du talent, ne serait-ce qu'avec l'accueil de ton blog, ce bouquet de fleurs et tout le restant, cette gentille invitation auprès de ton puits et toutes ces promenades !!! c'est du bonheur qui remplace tous les mots.
    Danielle

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  10. Merci Catherine, et pour la petite visite, je vous écris...
    Danielle

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  11. Merci Enitram pour Marisol...qui elle est ? mon amie, j'aime ce qu'elle écrit et je vous en fais profiter, ainsi que les photos de son époux ...en ce moment, car je manque un peu de nouveautés !!! Il faut que je reparte faire un petit tour.
    Danielle

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  12. Heureuse que les lignes de Marisol vous plaisent Anne, je suis sûre qu'elle a vu votre message.

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  13. Kenza, Quel rêve as-tu découvert en haut des marches...le même ? à travers un tableau chacun peut s'imaginer ce qu'il veut !

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  14. Un refrain un peu lancinant comme la musique qui l'accompagne...
    Evelyne tu ne trouves pas que c'est une nouvelle ? je pensais que le mot collait ...c'est bien un petit récit, peu de personnages, non ?
    Tu penses plus à une légende, aurais-tu trouvé la clé ?

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  15. Merci à toutes pour vos commentaires si élogieux et si encourageants et à la prochaine nouvelle.
    Marisol

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