lundi 26 octobre 2009

L'AMERTUME VENITIENNE




Un drap étire son désir
Dans le silence d'une orange.
Le canal écoute, en suspens,
La courbe inconnue d'une femme.





J'allonge le pas pour ne pas me laisser distancer. Je suis comme aspiré en avant. A sa suite je traverse les lignes mêlées des ruelles. Je quitte un pont pour un autre pont, un canal pour une rue. Je passe de la démesure d'une église à l'intimité d'une placette. J'avance le regard tendu à l'extême pour ne pas casser le fil qui nous relie. Ses bottes rythment les dalles sinueuses. Enivré par le plaisir de cette course, je savoure mon souffle comme le dernier. Mon sang brise le silence et la lenteur de la ville.
Dans Venise, comme un voleur, je suis une femme depuis une heure.
Son image a déferlé sur moi ce matin. J'étais confortablement attablé au Florian, j'y dégustais un capuccino avec toute la lenteur nécessaire, quand sa silhouette s'est brutalement figée dans mon présent. Son corps drapé dans un velours fauve et chaussé de bottes d'ogre n'était qu'une courbe. J'ai maudit l'absence de mes fusains.
Avec volupté j'ai laissé mes yeux glisser le long de cette ligne qui ondulait de la joue au sein, à la hanche puis s'enroulait le long de la jambe. Ma main s'est durcie autour de la tasse.
La jeune femme a pris place non loin de ma table. Son visage ombré de rousseur avait la sérénité des madone de Bellini. Elle a levé la tête vers le garçon, imprévisibles, ses yeux marron ont fait jaillir la lumière. Elle a parlé, j'ai écouté, sa voix était âpre et grave. Combien de temps suis-je resté là, immobile, à la contempler, je l'ignore. Je revois la brusquerie de son départ. Elle s'est glissée dans la sombre corolle d'un mouton doré, j'ai entrevu l'éclair de sa chevelure, puis plus rien. Sans réfléchir je me suis précipité et me voici, toujours derrière elle.
Après les arcades de la place Saint Marc traversées en trois foulées légères j'ai longé dans la même aspiration les quais de Schiavoni, mes yeux ne quittaient alors la souple inconnue que pour quelqus flashes rapides sur la fête foraine. Puis sans y prendre garde je sus que j'étais entré dans la sérénité du quartier de l'Arsenal. Ma belle rousse n'a pas pour autant ralenti sa course. Maintenant je vois défiler les remparts d'opérette, le pont de bois, les lions irréels, les ruelles étroites que nos pas font sursauter. A nouveau les remparts, les lions, un vaporetto. Elle s'arrête...
Le vaporetto glisse, immuable, vers les ateliers de l'arsenal. Elle lève la main. La foule vénitienne a les yeux fermés. L'eau du canal clapote. La main reste figée dans l'espace et me retient en suspens. La main retombe. J'entrevois une longue silhouette noire sur le bastingage du bateau. Le temps se noie dans mes pensées. Un élan fuse, des bottes bousculent les marches de bois, la jeune fille est sur le pont. Elle crie " Gabriele". La foule lève les yeux, l'homme en noir se retourne, le vaporetto traverse l'arsenal et disparaît.
Sur le pont dérisoire une douleur fulgurante brouille son regard...J'entends Venise reprendre vie autour de cette femme immobile et je comprends enfin à quoi ma ville se dérobait : cette étrangère l'entraînait dans un tempo qui n'était pas le sien !
Saisi par la fatigue je me retire derrière les flancs d'un des lions. Le ciel transparent tremble au-dessus du canal et pèse sur cette silhouette abandonnée entre ciel et eau. Silencieux au milieu de la place, un chat observe. Je me penche vers cette image de femme dont ma peau, à distance, sent les moindres contours. Ses jambes interminables m'offrent leur galbe insolent, je laisse mes pensées remonter jusqu'à mes reins...
Une mouette railleuse perce le flot de mes désirs. La jeune femme griffe l'epace avec le feu de sa chevelure et se retourne. A ce signe le chat se lève et inscrit sur les dalles sa démarche en pointillés. Je me dilue dans la pierre du protecteur de Venise. Le chat, indifférent, ne me trahit point. L'inconnue descend pas à pas les marches du pont, ses yeux ne voient pas encore. Elle avance, s'arrête, regarde derrière elle, avance à nouveau. Mon sang s'affole, elle est toute proche. Son parfum se faufile en moi suave puis violent. Je reconnais les effluves mêlées de la jonquille, du jasmin et de cette acidité subtile des peaux de femme. Mon corps n'est plus qu'un frisson que l'instant moule dans la résine du silence. Elle me dépasse, interminablement, elle s'élance. J'ai bien failli me laisser surprendre, notre course reprend un peu folle. Je ne vois plus rien autour de moi. Revenus dans le centre touristique je dois me battre contre une foule inerte et bruyante. Au détour d'un canal, je la perds !
"C'est pas vrai !" Je tourne sur moi même incrédule. Je n'arrive pas à y croire. Où est elle ? Des passants ignares me bousculent et malgré ma colère me poussent contre la vitrine d'un magasin de masques. Machinalement, je regarde à l'intérieur.
"Dieu ! Elle est là !" C'est bien elle perdue entre tous ces reflets. Je retrouve mon corps. Je la contemple oubliant toute réserve. Le magasin ressemble à un kaléidoscope géant où se superposent les couleurs des masques, les visages de mon inconnue et le mien. Je suis heureux, mon souffle s'apaise. Son regard traverse soudain le miroir. Elle me voit, je ne peux fuir !
"Oui, la ville me fuit. Je suis lasse. Gabriele me fuit. Finie, notre histoire serait finie...J'ai mal, trop mal."
Je la fixe. Le temps perd ses heures. Ses yeux avancent vers les miens, ils vont se toucher.
"Rien, plus rien n'est possible. Seule, je suis seule. Partir...Demain, oui demain je pars !"
Mais c'est impossible, ses yeux me dépassent sans me rencontrer ! Elle se détourne.
"Pleurer, non je ne dois pas pleurer. C'est trop ! Adieu Gabriele ! Cette ville sans toi je ne peux pas."
Elle sort. Mon corps se raidit. Je reste là, incrédule. Elle s'éloigne. Je sens la colère sourdre dans ma gorge en une bouillie d'insultes. La voix d'une adolescente me frôle, une matrone me bouscule de ses seins mous. Ma rage éclate en un rire irrépressible.
Elle ne m'entend pas. Elle suit un méandre du canal, elle disparaît.
J'ai un goût amer dans la bouche.

L'auteur de cette nouvelle est mon amie Marie - Sol MONTES SOLER.
Elle l'a écrite il y a quelques années, elle aussi, grande amoureuse et passionnée de Venise. J'ai eu le privilège de lire ce texte. Je l'aime beaucoup et je lui ai demandé la possibilité de le publier .

5 commentaires:

  1. Merci à votre amie d'avoir eu la gentillesse d'accepter la publication de son texte et merci à vous de nous l'offrir aujourd'hui. Ce texte est en effet un cadeau que votre photo illustre superbement.
    De qui est le poème? Je l'aime beaucoup.
    Anne

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  2. Une belle histoire, accompagnée de jolis mots comme je les aime, histoire l'on pourrait côtoyer dans cette cité si mythique .
    Pourquoi je n'arrive pas à imaginer, lorsque j'y suis, cette Venise-là?
    La mienne est toujours vivante, loin des lieux touristiques, douce et sereine mais sans nostalgie, peut-être que l'ambiance du brouillard que je n'ai pas encore rencontré donne ces impressions de mélancolie...

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  3. Merci Anne pour vos commentaires. Le poème est aussi de moi. Cette nouvelle fait partie d'une série et pour passer d'un texte à l'autre les ambiances étant très différentes j'ai éprouvé le besoin de créer une transition. Ainsi chaque poème permet une pause et annonce la suite.
    Marisol

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  4. Merci Les idées heureuses pour vos commentaires. Je n'ai pas tant voulu axer mon texte sur la mélancolie que sur une opposition forte entre deux désirs.L'un des personnages est aux prémices de l'amour, le deuxième vit une rupture. Pour moi Venise symbolise autant la vie que la mort. Mais pas une mort sordide non elle est la trace forte de tous ceux qui l'ont construite puis aimée avant nous.
    Entre les murs de Venise je sens leur vie battre autour de nous comme nulle part ailleurs.
    Mon histoire parle donc d'un début et d'une fin intimement mêlés.

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  5. Voilà qui était plus simple une réponse en direct de l'auteur, sans mon intemédiaire qui n'aurait certainement pas utilisé les mots justes malgré la grande discussion que nous avions eue avec Marisol au sujet de cette nouvelle...
    Ravie d'avoir partagé avec vous ce moment de lecture !
    Danielle

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