vendredi 21 décembre 2012

Le Spectacle (suite et fin)


Il Mondo Nuovo Gian Domenco Tiepolo

détails

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Elle portait une robe toute simple faite par sa mère dans la même toile d'un bleu gris délavé que l'habit de son frère. Elle était plus grande que lui mais pas assez pour dépasser l'amas de têtes devant elle. Elle prit beaucoup de plaisir à voir tout de plus haut. Elle admira la perruque duveteuse, gonflée comme deux seins d'un blanc étincelant d'un seigneur à la veste rayée d'orange et de noir, elle s'attendrit devant le bébé, tendrement porté par sa nourrice au petit bonnet amidonné. Sa mère avait perdu son dernier, il y avait peu de mois, et elle aussi s'était fait embaucher comme nourrice, cela lui avait adouci sa peine et amélioré le quotidien de toute la famille. Le polichinelle tordu qui se dissimulait derrière les satins fluides d'une dame, la transperça du regard sous la grimace de son masque, elle n'aima pas cela du tout. Elle descendit à son tour et, sans un mot, décida de ramener sur le champ le tabouret là où elle l'avait pris. Un homme aux cheveux dénoués et à l'élégance discrète glissa son lorgnon dans la poche de son gilet et lui fit signe.

- Fillette j'ai besoin de ton tabouret !

- Mais il n'est pas à moi !

- Tant pis, la chose est entendue, allez donne le moi et file !

Clarissa lui tendit l'objet et recula sous le regard clairvoyant et amusé de l'inconnu dont le cou disparaissait sous le raffinement souple d'un noeud clair. Le bébé s'étant mis à pleurer ses cris répétés provoquèrent une vague de mécontentement qui se répercuta en chaîne le long de la foule et, après des échanges vifs, aboutit au départ de certains et à une recomposition des emplacements. Clarissa en profita pour se glisser aux premières loges avec son frère. Elle oublia l'inconnu qui, le calme revenu, prit quelque distance, monta à son tour sur le tabouret, sortit un petit calepin et se mit à dessiner avec des gestes précis et rapides la saynète qui se déroulait sous ses yeux. Il esquissa avec précision les gestes et les postures de chacun : la raideur de cette grande femme en ocre et jaune, le geste ample de cet aristocrate à perruque et à veste verte qui faisait des moulinets avec son tricorne, l'allure empruntée de cette brave petite femme ronde, toute vêtue de bleu sale, le chignon à moitié défait dont le grand panier l'attendait à ses pieds. Il s'amusa à inscrire dans les creux le regard noir d'un masque loup ou celui blanc d'un Bauta. Il n'oublia pas d'y glisser la silhouette aux traits ironiques et pénétrants de son père. Il avait toujours apprécié son jugement si clairvoyant sur ses contemporains dont il pouvait se détacher pour peindre des scènes d'une grande délicatesse, associée à une virtuosité de coloriste et des choix de compositions innovants. Cette Venise qu'il adulait était à un tournant de son histoire. Elle était à son apogée dans l'art de ses peintres et de ses musiciens mais elle avait perdu ses commerçants audacieux et entreprenants, ses richesses se lézardaient comme ses palais, une page économique et politique se tournait faisant chavirer le monde qu'il connaissait.  Alors, avec rage, il continuait à faire la seule chose qu'il savait faire, dessiner et peindre pour immortaliser ces êtres et cet univers qu'il chérissait tant. Il n'était plus question d'un paradis préservé comme celui laissé par son père Giambattista sur tant de plafonds de somptueuses demeures, mais d'un monde prêt à basculer, et son oeil était aussi acide envers les grands que tendre envers les petits. Il dessina jusqu'à ce que la foule enfin rassasiée se disloque peu à peu, il dessina jusqu'à ce que le baladin à son tour, la voix éraillée, descende de son promontoire et s'approche, remonte sur son tabouret derrière lui et jette un regard par-dessus son épaule. Ils restèrent ainsi un moment, l'un dessinant, l'autre admirant. Le peintre sortit enfin de sa transe et se retourna, une larme avait tracé une longue traînée sur le visage du baladin. Leurs yeux se croisèrent longuement. Le baladin leva un doigt, descendit de son tabouret, partit derrière la palissade et revint avec une bassine. Le peintre épuisé et seul s'assit sur son tabouret. Le baladin plongea sa baguette dans la bassine et souffla, alors une matière translucide et fragile sortit délicatement de la badine comme d'une chrysalide. Cet être fantastique et ondulant gonfla progressivement sous les yeux ébahis de Giandominico Tiepolo avant de s'envoler, telle une bulle molle capturant dans son avancée légère une myriade de couleurs insaisissables. Des mains applaudirent à tout rompre : Clarissa et Gabrio sortirent de derrière la petite maison. " C'est encore plus beau que la lanterne magique ! déclarèrent-ils en choeur !". Une autre bulle plus impressionnante que la précédente sortit de la baguette enchantée et les enfants tentèrent de s'en saisir mais les mains de Gabrio se refermèrent sur des éclats minuscules de gouttelettes de lumière en lieu et place de la merveilleuse sphère.

Je suis comme pétrifiée par cette scène magique et je passe d'un détail à l'autre pour tenter de les graver dans ma mémoire. La délicatesse des couleurs, la vivacité des postures, la variété des vêtements, la grâce de la composition, l'originalité du point de vue, l'intensité de la fascination de cette foule, le mystère relatif à l'objet de leur attraction, le rôle énigmatique de l'homme au tabouret, tout m'enchante et me fascine.

Au dehors une sirène retentit, l'acqua-alta menace la ville, je sors de ma rêverie et quitte à regret la Ca'Rezzonico. L'eau se glisse sournoisement dans Venise à grandes lampées.

Sur la lagune un vol bas de goélands tourne inlassablement avant que, les uns après les autres, ils plongent dans l'eau noire, faisant jaillir de grandes gerbes cristallines. Ils repartent à grands coups d'ailes dans le lointain laissant le silence se poser, goutte à goutte, sur Venise.

Marie-Sol Montes Soler



Giambattista Tiepolo et son fils Giandominico

5 commentaires:

  1. C'est vrai tout fascine dans ce tableau; sa beauté suscite un flot de mots, de phrases jamais tari...

    Merci Danielle de l'avoir choisi accompagné de ce beau texte.

    Bonnes fêtes à toi, bises du matin.

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  2. Ils sont forts, ces peintres italiens ! C'est au-delà des mots.
    Ronrons des Chats-Pitres.

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  3. La beauté de la peinture italienne ..
    le texte est également très beau , ce billet m'a fait voyager moi si immobile de plaisir à sa lecture
    Je te souhaite de très joyeuses fêtes de Noêl
    Je t'embrasse
    Sacha

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  4. J'ai enfin pu lire la fin.
    C'était très beau.
    Et la magie des peintures de Tiepolo.
    Belle soirée
    Gros bisous à vous deux.

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  5. Merci à Danielle de m'avoir ouvert son blog, une fois de plus et à tous ceux qui y ont déposé un commentaire sur ma nouvelle. J'ai eu beaucoup de plaisir à partager avec vous ma fascination pour ce tableau de Jean Dominique Tiepolo.
    Marie-Sol

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