La sieste leur rappelle ses exigences, ils s'endorment roulés les uns près des autres en tas disséminés un peu partout dans les caches du jardin.
Il court, il est en sueur, le troupeau de gazelles s'éparpille dans un nuage de poussière, une femelle a sauté au cou d'un jeune et a planté ses crocs. L'animal chute, ses jambes graciles sont secouées de spasmes, les crocs s'enfoncent, l'oeil de la lionne est intraitable, c'est fini, la vie a quitté le jeune mâle. Les fauves s'approchent et partagent la chair encore chaude. Le silence les isole du monde. Au loin, le troupeau s'est reconstitué, la doyenne sait qu'elle a perdu un des siens, sa patte blessée ne lui a laissée aucune chance !
Noil s'éveille, l'odeur du sang est dans sa bouche. Il s'étire perché sur la pointe de ses pattes, le dos arc-bouté, la tête repliée, la queue dressée. Il se dirige ensuite vers un arbre dont il gratte énergiquement l'écorce, un bruit l'interrompt, il s'aplatit, il guette. Un merle tire un ver de son trou, il bondit, l'oiseau le regarde arrogant et s'élève, raté il était trop loin ! Gringalet rigole et Pacha secoue ses moustaches. Dédaigneusement, sans un regard pour eux, il se met à sa toilette.
Il mouille longuement sa patte avant et frotte avec application l'arrière de ses oreilles, l'une puis l'autre. Il s'attaque ensuite à ses pattes dont il tire avec un bruit sec les griffes. Tel un contorsionniste, il lèche ensuite son dos à grandes lapées et plié en deux, une patte levée il brique son ventre. Pendant tout ce temps, ses deux amis impassibles lui tournent le dos et assis et fiers regardent au loin dans leurs pensées. Noil se lève et ils repartent bras dessus bras dessous. Une grande aventure les attend. Des voix qui s'interpellent les immobilisent. Noil reconnait le groupe de Grands bruyants vus le matin. La petite fille s'exclame.
- Regarde Mamie comme ils sont beaux ces chats, on dirait les nôtres !
- Tu as raison ma chérie si je n'étais pas certaine qu'ils sont à des centaines de kilomètres chez nous, je dirai que c'est eux.
- En plus observez bien leur attitude, dit le grand-père, ils font comme à la maison, le noir et blanc joue au Pacha et le plus petit, avec ses yeux lagune cernés de noir, fait son timide.
- Moi j'aime bien aussi le petit roux même si celui là on le connait pas, ajoute la petite fille.
-Pourtant il me fait penser à un chat de mes amis, précise la grand-mère.
- Papa, Maman dépêchez-vous de venir, nous avons trouvé les sosies des chats de Mamie, dans un grand jardin... Oh ! Trop tard, ils sont partis !
- Ne t'inquiète pas je les ai photographiés lui glisse à l'oreille sa grand-mère.
- Allez ! Dit le grand-père, qui voudrait un bon chocolat ?
La petite troupe de chats attend qu'ils disparaissent dans la ruelle pour sortir de sa cachette, ils ont une oeuvre à accomplir, oh combien importante ! Ils partent réveiller tous les grands anciens.
La nuit commence à tomber sur la lagune, l'eau se teinte d'émeraude et les canaux ondoyants ressemblent à des serpents endormis tandis que le Goéland plane longuement. Il se rapproche peu à peu de Venise. Il est porteur de nouvelles. Il franchit la barrière protectrice de la Giudecca et survole son large canal, là il rêve encore à la mer. La grande proue de la Pointe de la Douane s'étend sous ses ailes avec son toit rouge aux plissés réguliers. Il vire devant la Fortune, cette statue d'humaine aux formes arrondies dont il admire les talents d'équilibriste sur sa boule d'or. Il se pose sur son bras rendu. Un coup de vent soudain fait tournoyer la girouette et notre oiseau, secoué brutalement, s'échappe mais il a été vu par ceux qu'il doit éveiller. Il se dirige alors vers la Piazetta, les gondoles sagement alignées lui font penser à des sardines. Le ciel semble avoir déversé toutes ses étoiles dans l'eau miroitante. Il passe entre les deux colonnes et ses fabuleuses créatures, son regard perçant s'immisce dans les yeux du lion de bronze. Une lueur s'y est-elle éveillée ? Il longe la ligne des dessins géométriques qui ornent le pavement interprétant avec soin leurs graphismes. Au sol, alors que les élégants réverbères commencent à s'allumer, ça grouille encore en tâches dispersées et mouvantes. Il survole le Palais des Doges et ses dentelles, d'un piqué brusque il fond sur la galerie, se glisse entre deux colonnes et ne sort que quelques minutes plus tard par l'entrée du Palais. Là aussi il a rencontré de nombreux anciens. Il reprend de la hauteur en expert voltigeur et se rapproche des cinq coupoles du toit de la Basilique qui dressent là le galbe parfait de leurs seins gigantesques noyés d'un bleu profond. Il sont là comme des gonds géants prêts à résonner et à répercuter la nouvelle qu'il porte. Il s'enfonce dans le coeur de la ville nimbée de nuit et se perd dans le dédale des toits, son travail n'est pas achevé !
Dans la corte de la Mer, Antonio, tout de noir vêtu, sort précipitamment, il vient de recevoir un appel étrange. A son doigt brille son anneau lion, ses cheveux serrés en une longue tresse dansent au rythme de ses grandes enjambées. Derrière lui, le Castello s'éteint progressivement. Les Vénitiens ont été les premiers à sentir le charme qui s'empare de leur cité, ils ferment leurs portes. La ville pétille encore de la joie d'un jour ordinaire mais dans les coins obscurs d'étranges assemblées se constituent. Les messages de Noil sont arrivés à destination, chacun se prépare, chacun attend.
Devant les tourelles de l'Arsenal règne une tension inhabituelle. Le grand lion de Pirée, enveloppé d'ombres multiples, semble plus grand qu'en plein jour. Tout en haut du Campanile quelque chose a bougé. Un peu partout dans la ville des frémissements furtifs courent dans les pierres des murs et le bois des portes. Les chapiteaux s'animent de formes inhabituelles, les grilles tintent, les puits communiquent. La masse des eaux des canaux enfle. Une étoile d'araignée géante tisse ses fils sous toute la ville. Les deux colonnes irradient comme des phares et ouvrent grand leurs yeux tournés vers le large. Une vie multiple cherche à éclore. Les restaurants se vident peu à peu, les salles de spectacle ferment, les rues s'emplissent puis se vident. Chacun se sent soudain pressé de rentrer, les derniers noctambules font bruire le silence. Les tables débarrassées, la vaisselle rangée, Bianca sort et part rapide et légère, sa fatigue de la soirée envolée comme par magie. (
à suivre)
Marie-Sol MONTES-SOLER
Les images :
Les photos des chats sont de CLEIA
Le reflet est de Catherine Hédouin
Les photos de nuit de la Pescheria sont de moi avec l'aide de mon coach Cleia
Et toutes les photos qui suivent sont de Catherine Hédouin.