Ironie : Les inactuels
Interrogation Critique et Ludique n°203 – Juillet/Août 2020 http://ironie.free.fr – ISSN 1285-8544
IRONIE : 51, rue Boussingault - 75013 Paris
Vide.
Venise est vide.
La place Saint-Marc n’est plus qu’un désert de pierre.
Les vaporetti, des bateaux esseulés.
Les cafés, des comptoirs abandonnés.
Je retrouve la Venise de mon arrivée,
il y a une trentaine d’années,
une Venise en plein creux de vague,
mais parcourue essentiellement des pas sonores des Vénitiens,
admirée des seuls voyageurs véritablement amoureux d’elle,
encore ponctuée d’épiceries, boulangeries, boucheries,
résonnante de son doux dialecte
belle à en mourir.
Emplie de vraie vie le jour, mais endormie dès le crépuscule.
Aujourd’hui, cependant, elle est endormie même en plein jour,
sous tout ce soleil gaspillé,
et profondément triste, même sous le ciel grec qui l’inonde de bleu.
Ses amants de la terre entière ne sont plus au rendez-vous.
Ses rares passants la sillonnent furtivement,
regards baissés, bouches bâillonnées.
Au moins ce Néo-Décaméron est-il l’occasion de ranger les idées
et les maisons... Un nettoyage de Pâques anticipé.
Les jours ne passent pas, ils s’étirent.
Les nuits ne leur succèdent pas, elles en prolongent la lenteur.
Ces semaines entières de dimanches créent une nouvelle bohème ;
écrivent de nouvelles berceuses, pour les petits et les grands.
Silence de neige,
Que ne viennent briser que les carillons réguliers des cloches.
Le temps sacré, lui, ne s’est point arrêté...
ni la nature, qui a fait soudainement renaître le cerisier derrière chez moi :
immense boule de neige qui fait sourire les yeux.
Les eaux sont redevenues calmes,
Mais ne s’y reflètent désormais que des fenêtres fermées et des portes closes,
Closes comme les lèvres qui n’osent plus dire l’amitié et l’amour des choses.
Mais peut-être ce temps suspendu aboutira-t-il à la renaissance du désir ?
Et tout redeviendra précieux, comme les anciennes oranges de Noël ?
En attendant,
le printemps est là, avec sa douceur si douce de l’air,
et ses fleurs qui fleurissent dans les jardins secrets.
Les oiseaux sont là, qui chantent leurs chants de vie et de promesses.
Mais le cœur n’y est plus.
20 mars 2020 - Premier jour de printemps
***
Les eaux restent calmes, mais moi je suis saisie de vertige.
Je ne sais plus ce que je veux.
Je voudrais prolonger indéfiniment cette vie fusionnelle à l’intérieur,
Et en même temps, revoir au plus vite les êtres de mon cœur,
Mais j’ai peur de ne pas les retrouver entièrement.
Je voudrais recommencer à sortir,
Mais j’ai peur de retrouver une ville futilement agitée.
Je voudrais retourner au soleil,
Mais j’ai peur de ne plus retrouver cette sensation subtile de désir caché derrière les fenêtres.
Une chose est sûre : je n’ai pu accomplir cette année mon mauve pèlerinage des glycines de Venise,
Mais sans doute n’en seront-elles que plus belles au prochain avril...
12 avril 2020 - Jour de Pâques
***
Fini le temps des oxymores ?
Des séparés-mais-unis
Des réalités-de-chien... mais tout ira bien !
Les gens s’ébrouent et font voler autour d’eux les cendres de Pompéi.
Est revenu, semble-t-il, le temps des rouges à lèvres et rouges à ongles,
des bagues et fonds de teint,
Mais aussi du réveil à éteindre chaque matin !
Pourvu que les villes se déshabillent de leur air sinistre de jour d’après
et ne soient jamais plus survolées par ces lugubres drones et hélicoptères.
Demeurent la paix et le silence,
mais un silence mêlé de vie,
et surtout, choisi.
Lundi 4 mai - Premier jour de déconfinement
Gabriella Zimmermann
*****
Etendue mouvante
Tout est là de l’ossature physique...
Trouver la forme convenable pour que la pensée ne soit confondue ni avec l’érudition, ni avec la
rectitude scientifique.
Stationnant campo San Biagio... Je découvre à nouveau l’ouverture du champ marin, à l’entrée de
Venise... étendue mouvante d’une couleur d’un vert opale, qui se détache à la crête des vagues...
reflets perlés d’un vif-argent... sous le ciel d’un bleu de novembre.
Le plan liquide du canal de San Marco se divise à la pointe de la Dogana...
À droite, le Grand Canal. À gauche le canal de la Giudecca.
À droite, le rose pâle gothique et byzantin de l’architecture du palais des Doges.
À gauche, sur l’isola San Giorgio, l’élévation éblouissante et grecque de la basilique de Palladio. (...)
Venise est une cité dont il faut savoir prendre en considération les intrigues et dispositions particulières.
Marcelin Pleynet – Chronique vénitienne – 2010
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Restez à distance
Je crains tellement la parole des hommes.
Ils énoncent tout avec une telle clarté :
Et ceci s’appelle chien, et cela s’appelle une maison,
Le début est ici, et la fin est là-bas.
J’ai peur aussi de leur esprit, de les voir jouer avec la moquerie,
Ils savent tout ce qui sera et a été ;
Aucune montagne ne vaut plus leur admiration ;
Leur jardin, leur propriété sont juste à côté de Dieu.
Je répéterai toujours cette mise en garde et cette défense : Restez à distance.
Les choses qui chantent, je les entends de si bon cœur.
Mais que vous les effleuriez, les voici immobiles et muettes.
Toutes les choses, vous me les tuez.
Rainer Maria Rilke – 1898 – « Ich fürchte mich so vor den Menschen Wort »
Poème cité dans le dernier livre d’Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, 2020